L'armée perdue
notre avance, pour éviter que les Perses nous attaquent et nous assaillent d’une pluie de dards mortels. Les hommes se reposèrent une heure. Je vis l’un des nôtres mesurer le temps en plantant deux perches en terre et en attendant que la lune couvrît l’espace qui les séparait. Même si la nourriture les avait ragaillardis, ils montraient désormais des signes de fatigue : ils avaient les traits tirés, pestaient au moindre ennui, grognaient lorsqu’ils recevaient un ordre. Mais Xéno était infatigable : ce n’était plus « l’écrivain », c’était un général, et il voulait que son œuvre fût mémorable, il voulait gagner l’estime de ses compagnons. Je le sentais parfois absent, et cela me glaçait le sang.
Au milieu de la nuit, le ciel s’obscurcit, des nuages bas et noirs voilèrent le croissant de lune en galopant vers l’est. De temps en temps, des éclairs illuminaient ces grosses masses sombres, soulignant leurs contours et leurs franges comme un feu. La foudre frappait entre ciel et terre, accompagnée par le grondement lointain du tonnerre. Les journées commençaient à raccourcir, et les montagnes couvaient des tempêtes. Nous nous enfoncions dans un monde inconnu, de plus en plus étrange.
Les premiers contreforts montagneux apparurent à l’aube : la plaine s’achevait, laissant la place à un terrain âpre et escarpé. Mais les hommes se réjouissaient : c’étaient des guerriers, et ils entendaient se battre à armes égales. Le soleil se distinguait à peine, voilé par un rideau de nuages. Une grande colline, dominant le carrefour de deux larges pistes, se dressait devant nous. D’après ce que je comprenais, nous nous dirigerions vers le nord, où naissent les bourrasques et les vents froids qui vous glacent les membres.
Les cinq commandants se réunirent en cercle, montés sur leurs chevaux. C’était une vision curieuse : la croupe tournée vers l’extérieur et la tête vers l’intérieur, les animaux ne cessaient de se pousser : en véritables étalons, chacun cherchait à dominer les autres. Je me demandais s’il n’en allait pas de même avec leurs cavaliers.
Le conseil fut rapidement expédié. Aussitôt après, Xéno dépêcha un groupe de fantassins vers le sommet de la colline, afin qu’ils l’occupent et défendent le passage. Il venait de leur distribuer ses ordres quand un autre groupe surgit du côté opposé : des Perses ! Ils étaient à pied, eux aussi, les flancs de la colline étant trop escarpés pour leurs chevaux, mais ils couraient vite, car ils étaient armés légèrement. Xéno poussa tout de même son Halys sur la pente, encourageant les hommes à accélérer le pas. J’entendis l’un d’eux crier : « C’est bien facile, pour toi qui es assis sur ton cheval, de nous dire de courir. Moi, je dois traîner ce bouclier énorme ! »
La réponse de Xéno m’échappa, mais je le vis sauter à terre, arracher le bouclier à l’homme et s’élancer à la tête du groupe. D’autres Perses accouraient – l’avant-garde de leur armée –, et chacun encourageait ses propres compagnons. C’était un spectacle presque grotesque, une opération de guerre qui se transformait sous mes yeux en une course, où les spectateurs soutenaient leurs champions.
Les nôtres atteignirent le sommet les premiers et se déployèrent en cercle, serrés les uns contre les autres. C’étaient des capes rouges, et les Perses n’essayèrent même pas de les déloger. Le passage était occupé. À présent, notre armée pouvait traverser le Grand Carrefour et s’acheminer vers les montagnes en longeant un cours d’eau.
Le gros de l’armée perse arriva au cours des heures suivantes et s’aligna à une certaine distance de nous. Nos cinq généraux se placèrent à l’embouchure de la vallée, chacun sur son cheval. Xéno resplendissait comme une étoile dans son armure à ornements d’argent : il avait obtenu un immense succès, il s’était acquis une grande renommée.
J’entendis soudain une voix retentir derrière moi : « Crois-tu qu’ils attaqueront ?
— Mélissa ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Penses-tu qu’ils nous assailliront ?
— Je ne crois pas. Pourquoi devraient-ils le faire ? Nous sommes bien défendus par cette position élevée. Les flancs de la vallée nous protègent. En bas, les Perses sont désavantagés. Ils ont atteint leur but : nous pousser vers une terre désolée dont personne
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