L'armée perdue
l’armée de Tissapherne qui se dirigeait vers l’ouest, pareille à un long serpent noir rampant sur les sables du désert ; la seconde, toute proche, celle de la fille enceinte dont j’avais fait connaissance depuis peu.
Le général perse conduisait son armée vers l’Anatolie et la mer, afin de prendre possession de l’ancienne province de Cyrus, désormais persuadé que nous mourrions tous dans ces âpres montagnes du nord, dans la région qui génère les tempêtes et le vent vrombissant. La fille était allongée au bord du sentier, incapable de bouger. Il n’y avait pas de lendemains pour elle et pour l’enfant qu’elle portait en son sein. Personne ne s’arrêtait. Les guerriers passaient à côté d’elle en s’appuyant sur leur lance, la frôlaient de leur cape, mais pas une main ne se tendait vers elle.
Comme Xéno se trouvait à l’arrière-garde avec ses cavaliers, je ralentis puis m’arrêtai. J’attachai le mulet de tête à un chêneau et rejoignis la fille.
« Lève-toi immédiatement ! lui ordonnai-je.
— Je ne peux pas.
— Lève-toi, espèce d’idiote ! Tu as envie d’être dévorée par les bêtes de la forêt ? Elles te mangeront toute crue, petit à petit, avec le petit bâtard que tu portes dans ton ventre. Lève-toi, idiote, je ne veux pas me faire rouer de coups par ta faute. »
Je fus persuasive. Avec mon aide, la fille se releva et m’emboîta le pas.
« Maintenant, accroche-toi à la queue du dernier mulet et laisse-toi traîner. Et gare à toi si tu te décourages ! Tu m’as entendue ?
— Oui.
— Très bien. Alors marchons. »
Je me demandais où était Mélissa, et m’imaginais qu’elle ne devait pas être dans un meilleur état que la fille enceinte. Je me demandais aussi ce qu’était devenu Nicarque d’Arcadie, le jeune homme qui nous avait sauvés, surmontant les souffrances de sa chair lacérée pour lancer l’alarme. J’aurais aimé poser la question aux chirurgiens, qui le savaient sûrement, mais je craignais de m’entendre répondre qu’il n’était plus de ce monde. Il me restait au moins le réconfort du doute.
Nous atteignîmes le col, un creux entre deux sommets boisés, après quoi l’armée entama sa descente. Quand vint notre tour, je vis plusieurs villages nichés dans les plis de la montagne. Il n’était pas aisé de les distinguer, car ils étaient construits dans la pierre même qui leur servait de socle. Il régnait un calme étrange. Au bout d’un moment, le chant des oiseaux se tut. Peut-être était-ce l’imminence de l’orage que les nuages noirs, accumulés sur les sommets, semblaient annoncer. Enfin, nous arrivâmes au fond de la vallée et pénétrâmes dans un premier village.
Il n’y avait pas âme qui vive.
Nos hommes examinaient les lieux d’un regard interdit : nul doute, ces maisons étaient encore habitées quelques heures auparavant. Il y avait des bêtes dans les enclos, des couverts sur les tables, des feux qui mouraient dans les foyers. Je conduisis la fille enceinte à l’intérieur d’une de ces demeures afin qu’elle se réchauffât, et lui donnai de quoi manger. Il faisait très froid.
Les soldats entreprirent de saccager les habitations, mais Sophos les arrêta. Il monta sur un éperon rocheux et déclara : « Que personne ne touche à ces maisons ! Ne prenons que la nourriture nécessaire. La population comprendra ainsi que nous n’avons pas d’intentions hostiles. Jetez donc un coup d’œil autour de vous : nous allons devoir traverser ces chaînes de montagnes, franchir des cols où ces gens-là n’auront aucun mal à nous mettre en pièces. Ils connaissent le moindre pouce de leur territoire. Ils peuvent nous observer à notre insu, nous frapper impunément à n’importe quel moment. Nous ne sommes forts que lorsque nous pouvons nous déployer en rase campagne. Dispersés en longue file, nous sommes vulnérables. Faisons notre possible pour ne pas attirer leurs foudres. »
Les hommes grognèrent un peu, mais obtempérèrent. Les ordres étaient toujours entendus dans l’armée, je l’avais compris, mais les généraux devaient persuader les soldats qu’ils agissaient pour le mieux.
Ils fouillèrent les villages, réunirent les provisions au centre d’une place et comptèrent tous les animaux qu’il était possible d’emmener pour assurer notre subsistance le plus longtemps possible. Au cours de leurs recherches, ils trouvèrent des femmes et des
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