L'armée perdue
n’est jamais revenu. »
Mélissa baissa la tête. « Ménon me manque, dit-elle, les larmes aux yeux.
— Nul n’est en mesure de te le rendre. Mais tu es en sécurité ici. Personne ne te fera de mal.
— Est-il vrai que les chariots seront abandonnés ?
— C’est vrai. Nous ne pouvons pas nous hisser sur ces montagnes en les traînant derrière nous.
— Je n’y arriverai jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix tremblante.
— Tu te contenteras de marcher. Ce ne sera pas si terrible. Tu auras des ampoules qui crèveront et saigneront, puis des cals les remplaceront et tu t’habitueras.
— Je serai horrible ! » pleurnicha-t-elle.
Je compris que Ménon n’occupait pas son cœur comme elle le prétendait. Je la réconfortai : « Tu conserveras d’autres qualités. Quand les hommes se retournent sur ton passage, ils ne regardent jamais tes pieds. »
Mélissa sécha ses larmes. « Tu n’es pas venue me voir ces derniers jours.
— Toi non plus. J’étais très occupée. Mais si tu as besoin de moi, je serai là. Je ne t’abandonnerai pas. »
Les propos de Sophos et de Xéno m’étaient montés spontanément aux lèvres. Les prononcer me donna le sentiment d’être un petit général : il y avait dans notre groupe des individus plus faibles que moi, à commencer par Mélissa.
Elle m’étreignit et me remercia. Tandis qu’elle s’éloignait, je m’aperçus que Cléanor d’Arcadie l’observait, tout comme Timasion de Dardanos, un peu plus loin. Et leurs yeux ne s’attardaient pas sur ses pieds. La nuit venue, Xéno tint un bref discours à l’armée alignée : « Soldats ! Nous avons atteint un territoire où la cavalerie de nos ennemis ne peut plus nous gêner. J’aimerais vous dire que le pire est passé, mais je ne le peux, car ce n’est pas vrai, et l’on vous a déjà raconté trop de mensonges. Le pire doit encore venir. Notre itinéraire est facile à établir : si nous prenions vers l’est, nous irions vers le cœur de l’Empire perse. Nous avons été au sud et nous avons vu ce qu’il y avait. Tissapherne est à l’ouest avec son armée qui nous a rejoint et veut nous anéantir. Nous devons donc nous diriger vers le nord, vers les montagnes immenses et escarpées, où il s’abstiendra de nous suivre. Savez-vous pourquoi ? Parce que personne n’en est jamais revenu. Sur cette terre accidentée vivent des tribus sauvages et féroces et se dressent des pics glacés qui perforent le ciel. Ce n’est pas tout. Nous sommes en hiver, le pire de nos ennemis. Il nous faudra remonter des vallées étroites, des sentiers abrupts en nous frayant un chemin par les armes, affronter la violence des orages, l’éclat de la foudre, la grêle et de terribles bourrasques de neige. Vous comprenez que dans de telles conditions les chariots ne feraient que nous encombrer. Nous les brûlerons après avoir fixé leur chargement sur le bât des animaux. Nous serons ainsi plus rapides et plus légers. Quand les Perses ont tué nos généraux, je vous ai dit que cela ne nous plierait pas, et je vous répète qu’ils n’arriveront pas à nous arrêter ! Et maintenant, brûlez les chariots. »
Les hommes déchargèrent provisions, tentes et armes, puis empilèrent les véhicules. Après une hésitation, un soldat s’approcha d’un feu, s’empara d’un tison et le jeta dans le tas. Le vieux bois sec prit feu aussitôt et crépita, dégageant des flammes bleues alimentées par le vent. Il se transforma en un immense bûcher, que nos ennemis virent certainement. La lumière intense éclairait les guerriers qui assistaient, immobiles, comme abasourdis, à ce spectacle.
Personne ne pouvait imaginer ce qui se produirait une fois que les chariots seraient réduits en cendres.
16
Quand notre feu commença à faiblir, d’autres flammes apparurent au pied des montagnes, en face de nous, mais elles étaient bien plus hautes que celles qui avaient dévoré nos deux ou trois cents chariots.
« Regarde, Cléonyme, qu’est-ce que c’est ? demanda un soldat.
— Je l’ignore », répondit son compagnon, un garçon brun et trapu.
Xéno, qui se tenait non loin de là, s’approcha en compagnie de Sophos. Les deux hommes s’entretinrent un moment. Peu après, deux éclaireurs à cheval s’élancèrent en direction des flammes. Quant aux soldats, ils retournèrent à l’endroit où l’on avait déchargé les bagages pour récupérer leurs biens, en particulier leurs
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