L'armée perdue
d’Arcadie serrant entre ses cuisses énormes les flancs de son cheval. Il affrontait un passage difficile à mi-côte. Peu après, plus bas, je vis ondoyer dans la brise le cimier de Xéno. Les nouveaux généraux tenaient les rangs de leurs troupes d’une main ferme.
Le second arrêt ne fut pas plus long que le premier, et les hommes, fatigués, se remirent en route lentement. Enfin, l’aube éclaira l’horizon et les cinq généraux se rassemblèrent sur un talus. Les mâchoires contractées, la main serrée sur leur lance, ils jetèrent un regard circulaire. Les guerriers s’arrêtèrent à leur tour et tournèrent la tête dans la même direction, là où la cavalerie perse risquait de surgir. Ils attendirent un moment avant d’exulter.
« Nous les avons distancés ! hurla Xéno.
— Nous les avons semés ! lança Xanthi d’Achaïe.
— Nous avons réussi ! » crièrent les autres.
Mais Sophos intervint : « Pas encore. Il est trop tôt pour l’affirmer ! Reposez-vous un peu. Que ceux qui le peuvent se sustentent. Nous reprendrons ensuite notre marche. Vous voyez ces collines là-bas ? Elles marquent le début de la zone montagneuse. Quand nous les aurons atteintes, nous pourrons nous considérer à l’abri de la cavalerie perse. À mon ordre, que chacun se remette en route. »
Le soleil s’éleva bientôt au-dessus de l’horizon, de plus en plus chaud et impétueux. Les hommes se retournaient à chaque instant, craignant d’apercevoir le nuage blanc qui annonçait le galop martelant des cavaliers de la steppe. Mais l’horizon était dégagé. Accompagné d’un groupe d’éclaireurs, Xéno longeait la colonne et, de temps à autre, s’aventurait plus loin, dans l’intention manifeste de prévenir une attaque.
Dans l’après-midi, le paysage se couvrit de mamelons et nous découvrîmes bientôt une colline verte qui tranchait sur le territoire brun environnant. Des villages étaient disséminés autour et un palais fortifié se dressait à son sommet. C’était une vision magnifique, une de ces visions qu’on a seulement en rêve. De grands oiseaux tournoyaient au-dessus du château en se laissant porter par le vent du soir, des drapeaux bleu et jaune flottaient sur les tours, et l’herbe, agitée par le vent, formait des vagues de couleur changeante.
Le château était abandonné. Dans les maisons, les paysans attendaient l’attaque avec angoisse. Ils étaient restés là avec femme et enfants, ne sachant où aller. La guerre passerait telle une tempête passagère, puis s’évanouirait au lointain.
Les nôtres s’emparèrent de tous les vivres qu’ils trouvèrent, des vivres que ces gens avaient mis de côté pour l’hiver. Ils en avaient besoin pour survivre, tout comme ceux qui les avaient accumulés. Privés de cette nourriture, les paysans mourraient et verraient mourir leurs enfants.
Je visitai seule le château dont j’avais rêvé, enfant : j’avais alors imaginé qu’il abritait une créature fabuleuse, un homme capable de transformer les pierres en or et de s’envoler du haut des tours, tel un oiseau de proie. J’allai d’une pièce à l’autre, et je vis pour la première fois ce que Xéno appelait des « œuvres de l’art ». Des silhouettes sculptées en relief, d’autres peintes sur les murs, d’autres encore gravées dans le bois des portes. Je regardais, bouche bée, des monstres ailés, des lions à la tête et au bec d’oiseau, des hommes se battant contre des panthères et des tigres, d’autres encore tirés par deux autruches attelées. Je savais que rien de tel n’avait jamais existé et que des individus avaient créé ces images de même que les narrateurs inventaient des histoires : parce que chacun désire vivre une autre vie, une vie différente, plus palpitante que la sienne. N’était-ce pas ce que j’avais fait ? Mais j’avais agi dans la réalité, abandonnant mon village, ma famille et mon fiancé pour me lancer dans une folle aventure.
Les habitants du château avaient tout emporté : il n’y avait plus de meubles, de tapis, de lits. Je dénichai au fond d’une chambre nue une poupée, une petite poupée en terre cuite aux jambes et aux bras articulés, vêtue de laine grise. Je la pris comme si je recueillais l’ultime rescapée de la catastrophe.
Nous passâmes une nouvelle nuit sans sommeil. Sophos et les autres généraux étaient décidés à mettre à exécution le plan de Xéno : nous devions garder
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