L'Art Médiéval
dispersa l’esprit japonais aux quatre
coins du ciel comme un grand vent dépouille les forêts d’automne,
le grand Hokusaï lui-même est une expression de décadence. Il a la
passion de l’humanité prochaine et misérable et avouée comme
Rembrandt, ici, l’eut seul peut-être, et cette minutie puissante
qu’on ne trouve que chez Dürer, et cet amour des paysages aériens
où Claude Lorrain et Véronèse virent trembler l’or et l’argent, et
cette verve cynique, ou terrible, ou gouailleuse, ou sinistre, ou
déchirante avec qui Goya arrachait au monde des formes les symboles
sommaires des tragédies de son cœur. Il a l’immensité du savoir et
l’adresse de tous les ouvriers de sa nation. Élève de Shiounsho,
épris de Sesshiu, de Tanyu, de Kôrin, il n’est pas une fibre de son
innombrable esprit qui ne plonge en chacun d’eux pour se diviser et
se répandre jusqu’aux extrémités des membres et des rameaux de tous
les êtres et les plantes qu’il a rencontrés dans sa très longue
vie, quand il rôdait dans les bois et le long des gaves, quand il
humait le brouillard des cascades ou franchissait un pont bossu
pour suivre la foule affairée et se disperser avec elle dans les
rues, les jardins et les maisons. Il a dit le plus humble et le
plus orgueilleux des mots tombés d’une bouche d’artiste :
« À cent dix ans, tout ce qui sortira de mon pinceau, point ou
ligne, sera vivant. » Il a suivi tous les travaux et raconté
tous les jours. Il a fait ce que font les paysans, et les ouvriers,
et les pêcheurs, et les soldats, et les forains, et les enfants. Il
a raconté avec une tendresse goguenarde parfois et parfois tout à
fait pure leurs jeux et leurs métiers et leurs passions. Il a aimé
toutes les femmes, leurs mamelles dures et pointues et leurs beaux
bras coulant d’un jet. Il n’a pas eu le temps de tout nous dire
bien qu’à chaque instant il quittât des couvreurs sur un toit, des
scieurs de long, des colporteurs avec qui il était en train de
causer, pour suivre une abeille vers une haie en fleurs par-dessus
laquelle il découvrait un jardinier à l’ouvrage. Il se couchait au
soleil pour la sieste de midi, mais il comptait bien ne pas dormir.
Il ne bougeait pas, il retenait son souffle. À la moindre
vibration, il levait une paupière, il suivait le point bourdonnant
jusqu’à ce qu’il se fût posé sur son bras nu. Il se laissait piquer
pour étudier l’œil monstrueux, la trompe suçante, le corselet de
métal, les minces membres élastiques qui se frottent sans arrêt.
Quand il s’était mouillé les os pour bien regarder la pluie, il lui
tardait que le vent le séchât pour voir s’envoler dans la tourmente
les feuilles mortes, les lanternes de fête, les plumes arrachées
aux ailes. S’il gravissait une montagne, c’était pour apercevoir
brusquement, au sortir des brumes basses, une cime isolée dans un
espace de cristal et pour découvrir en redescendant, à travers
leurs déchirures, des toits de chaume, des rizières, une humanité
fourmillante sous les chapeaux de paille ronds, des jonques
dispersées sur l’opaque étendue. Quand il avait vu la lune pâle
monter dans un ciel noir sur un monde vide de formes, il attendait
impatiemment que le soleil rouge décolorât l’espace pour saisir
l’apparition du monde par les îles d’or éclaboussées de taches
sombres qui sèment les mers intérieures, et les maisons bleues ou
rouges apparues entre les pins, et les voiles errantes et le volcan
conique tantôt couronné de sang et tantôt d’argent ou d’opale et
tantôt du violet, du rose ou du lilas qu’on ne voit qu’aux fleurs à
peine ouvertes. L’oscillation huileuse de la mer, le surgissement
des glaciers par-dessus les nuages, le faîte immobile ou tourmenté
des bois, tout l’univers s’imprimait en lui selon des harmonies
profondes, il paraissait écraser des joyaux bleus et verts et
sanglants dans l’air chargé de vapeurs d’eau qui transmet la
lumière aux choses… Il commanda à sa forme en héros, il fut à son
gré et tour à tour ou simultanément lyrique et philosophe, et poète
épique et poète satirique, vivant les cauchemars les plus affreux
après les réalités les plus paisibles, ou en même temps qu’elles,
et passant avec désinvolture de l’invention la plus malsaine à la
plus noble vision… Et pourtant, par son art rapide, analytique et
fiévreux et pressé – trop anecdotique souvent – il est une
expression de
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