L'Art Médiéval
décadence. On dirait qu’il pressent la fin du vieux
Japon, qu’il veut en dresser une encyclopédie vivante, se hâter de
le raconter tout entier en notes directes, immédiates, fulgurantes,
comme pour en laisser – complexe, multiforme, désordonnée, immense,
– l’image à l’avenir.
Après lui, Yosaï adresse encore un adieu
discret, mélancolique et pur aux femmes en kimonos passant sur des
fonds de branches fleuries, – et c’est la fin. La révolution qui
précipite le Japon sur les pas de l’Occident éteint brutalement sa
vie artistique. C’est comme un champ de blé couché par le vent des
canons. Et pourtant le Japon n’a rien livré, rien abandonné de son
âme. Il a imposé au monde son droit à la vie. Maintenant, il doit
retrouver dans les réserves de son silence toute sa passion de
comprendre et toute sa puissance à exprimer. L’âme d’un peuple ne
peut mourir entièrement, alors que ce peuple est vivant.
Quelques-uns de ses artistes, déjà, semblent se ressaisir,
retrouver l’esprit de leur race élargie et renouvelée par la pensée
de l’Occident. Un jour, certainement, un grand art naîtra de cette
rencontre. Mais ces tentatives sont prématurées. Le Japon a
maintenant un but plus prochain et plus positif à atteindre. Qu’il
acquière donc, après la force militaire, la force économique. Dans
l’ascension de ses énergies agissantes, il surprendra le grondement
de l’esprit créateur qui rejaillira un jour. Après, il sera riche.
Puis pauvre. Et le cycle recommencera.
Les tropiques
I
Tous les peuples ont le besoin, à un moment de
leur histoire, de prendre avec le monde sensible ce contact
prolongé et fécond d’où sort la représentation verbale, musicale ou
plastique de l’esprit. Mais chacun d’eux parle sa langue, tel a
composé des poèmes ou orchestré des symphonies qui reste incapable
de s’élever à des généralisations plastiques d’un accent original.
En dehors des Français, des Italiens, des Espagnols, des Flamands,
des Hollandais, parfois des Allemands, – j’hésite à dire des
Anglais, – les sociétés de l’Europe médiévale ou moderne n’ont
délaissé l’art industriel populaire que pour tenter des imitations
plus ou moins dissimulées des grandes écoles étrangères. Or, toutes
les races, même les plus primitives, possèdent la faculté d’orner
des pots, de tailler des figurines dans le bois, de tourner des
meubles, de tisser des étoffes ou de ciseler le métal. C’est dire
que tout peuple d’Europe qui n’a pas su utiliser, dans
l’entraînement général de la culture occidentale, les balbutiements
de ces arts rudimentaires à se faire une langue à lui, vivante, et
l’exprimant dans ses plus hauts désirs, doit chercher à les
réaliser autrement que par l’image, dont il ne sait pas se servir
parce qu’il ne l’aime pas. D’ailleurs la civilisation, en
s’universalisant, pervertit les besoins de l’âme populaire dont les
manifestations s’abâtardissent peu à peu. Pour trouver un art
primitif qui garde sa sève et puisse donner des émotions neuves et
fortes aux sensibilités qui ont conservé ou reconquis leur
ingénuité première, il faut aller à ceux qui restent des
primitifs.
C’est entre les tropiques ou près des régions
boréales que les hommes, jusqu’au cœur du monde moderne, ont
conservé à peu près intact l’esprit des plus lointains ancêtres. Là
seulement ils n’ont pas dépassé le stade du fétichisme naturiste et
du groupement par tribus. C’est qu’ici il fait trop chaud, et là
trop froid. Ici les saisons sont trop tranchées et trop pesantes,
là trop torpides, partout d’un rythme trop lent. Chez
l’intertropical, l’effort rudimentaire pour la nourriture et l’abri
est à peu près inutile, l’effort pour s’élever plus haut trop
pénible, et chez l’hyperboréen l’effort ne peut s’employer qu’à
s’assurer une existence végétative et précaire au sein d’une nature
trop ingrate pour qu’il puisse songer à la modifier à son profit.
Enfin, chez l’un comme chez l’autre, les grandes migrations
humaines n’ont pas passé pour renouveler la race, lui porter le
vent du dehors, parce qu’elles se sont arrêtées devant les glaces,
les déserts, les forêts trop épaisses ou les océans trop
étendus.
L’homme noir est peut-être celui de tous les
non-évolués qui a manifesté le moins d’aptitude à s’élever
au-dessus des instincts humains
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