L'Art Médiéval
moisson, sont de petites choses palpitantes dont les
doigts caressent l’ivoire, la laque ou le métal comme de minuscules
bêtes tièdes, blotties au creux des mains. Capables de jeter au
moule les plus grandes statues de bronze qui soient au monde, des
colosses assis dont le doigt levé et le sourire dominent au loin
les maisons et les bois, ils ont aussi brodé le fer, ils l’ont
découpé en dentelles. Ils ont trouvé des alliages inconnus qui
veinent l’airain à la façon d’un marbre, ils ont mêlé et harmonisé
les métaux comme un peintre amalgame et broie et fait jouer
ensemble les couleurs. Le fer, les bronzes noirs ou verts, l’étain,
l’or, l’argent, s’orchestrent selon des procédés d’estampes. La
nacre et l’ivoire s’y associent avec autant d’intimité que le ciel
et les nuages aux formes terrestres. Leurs vieilles armures où le
cuivre et le fer martelés, la laque, l’acier ont des jointures
nouées de crépons et de soie, ont l’air de grands scarabées noirs.
Ils ont laissé leurs fenêtres ouvertes, et des papillons et des
cigales, des étamines envolées des fleurs, des feuilles arrachées
aux arbres, des élytres brisés sont venus tomber çà et là, au
hasard des souffles de printemps, sur les éventails de papier, les
potiches de terre, les vasques de bronze, les fourreaux de laque et
les gardes de fer. Ils ont mêlé la vie fragile des graminées et des
insectes à leur vie sociale et familiale et militaire. Ils ont
ramassé des bestioles d’or jusque dans les flaques de sang.
VI
C’était l’époque où l’art quittait décidément
les temples et les châteaux pour inonder la rue, comme après les
grands siècles grecs. C’était l’époque où Matahei [15] , peintre direct, somptueux et rare
tournait le dos à l’enseignement dogmatique et ouvrait la voie à
cette « école vulgaire » qui exprime aux yeux
occidentaux, avec le plus de force évocatrice, l’âme moyenne du
Japon. Le génie de Kôrin, seul et libre, la lutte de Goshin
(1741-1811) contre un demi-retour de l’école chinoise favorisée par
Okio (1732-1795), évocateur puissant des grands oiseaux sauvages,
surtout l’apparition de l’estampe popularisée par les sévères
harmonies de Moronobou (1638-1714), et de la gravure en couleurs
qu’inventa Kiyonobou (1667-1729), protégeaient et secondaient ou
appuyaient son action. Les netsukés, les poteries, les laques, les
inrôs, les sourimonos se vendaient dans tous les bazars.
L’estampe envahit les intérieurs bourgeois et
populaires. Les paysages de mer, de montagne et de bois, les robes
des passantes, les oriflammes, les enseignes, les lanternes de
papier peint, toute la féerie bruyante, mouvementée et papillotante
du monde japonais permirent aux graveurs populaires de déployer,
avec une profusion miraculeuse, la fantaisie et la puissance de
leur génie de coloristes, de dramaturges et de conteurs. L’Europe a
connu le Japon par cet art vulgarisé, par ce morcellement infini de
la force centrale que Sesshiu, Motonobou, Kôrin, pour la gloire de
l’homme, révélèrent à leur pays. Ce n’est pas tout à fait sa faute
si, en déballant les boîtes à thé, les coffrets de laque et les
meubles de bambou, elle ne vit guère tout d’abord que la surface un
peu falote de l’âme japonaise dans cette mer montante de petits
crépons coloriés où défilaient des épopées de paravent, apparitions
horribles, paysages tourmentés, guerriers zébrés de sang, comédiens
convulsés, femmes parées, fardées et pâles, artisans, pêcheurs,
moissonneurs, enfants, tous peut-être un peu comiques, foules
bariolées et gesticulantes, fêtes nocturnes sur les eaux. C’est peu
à peu qu’elle apprit à saisir, dans cette confusion bizarre où ses
sens surpris ne distinguaient à l’origine que des couleurs
violentes et des gestes désarticulés, une puissance d’orchestration
et une ardeur à caractériser les choses qui firent entrer dans
l’esprit occidental un flot de sensations révélatrices. Comment
aurions-nous assisté, sans Hieroshigé, à l’illumination, à
l’assombrissement progressifs des ciels des îles japonaises,
comment aurions-nous découvert la limpidité de leurs grandes aubes
au-dessus des lignes d’horizon, les hauts troncs nus de leurs pins
qui s’élancent du bord des routes, laissant apercevoir entre eux
l’azur foncé de l’espace et de la mer, l’harmonie sombre de leurs
neiges, la masse de leurs eaux
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