L'Art Médiéval
ne peut
disparaître : l’instinct qui pousse un peuple à demander aux
formes de la nature l’éducation de son esprit.
II
Elles sont grecques aussi parce que, malgré
leurs attitudes fixes, malgré le faste barbare qui les entoure et
les raidit, un sens profond de l’harmonie rayonne d’elles. Trouble
instinct, germe vivant d’une fleur magnifique au fond d’une mare
empestée, redoutable splendeur des mouches bleues ou vertes, des
mouches de métal glacé qui naissent de la pourriture. L’esprit de
Phidias a fait retour au charnier commun où les vies confuses
s’élaborent. Toute la vie glorieuse dont les frontons des temples,
comme du bord d’un horizon à l’autre, contenaient le balancement,
paraît s’être amassée au fond des crânes atrophiés et sourdre des
yeux immenses ouverts sur le vide, l’obscurité, la décomposition,
la fièvre morbide des âmes. L’intérieur de l’être apparaît vraiment
au travers de ces regards étranges, qui tentent de reconcentrer,
dans la fermentation prodigieuse de la conscience, les énergies
éparpillées par la décadence hellénique sur tous les chemins de
l’esprit. Les idoles byzantines ont retrouvé l’immobilité des
statues qui caractérisait, avant que Myron et Phidias apparussent,
la concentration de tous les efforts helléniques en vue d’un
équilibre grandiose et fugitif à conquérir. Mais le calme dorien,
le sourire ionien les ont quittées. Une inquiétude effrayante
habite leurs prunelles fixes et autour d’elles, au lieu de la
lumière du grand jour et du limpide espace, l’obscurité des
chapelles accumule ces phosphorescences magiques qui traînent sur
les tas d’ordures et les eaux empoisonnées. Le monde grec,
dépossédé du rythme qui s’était si vite élevé des profondeurs de
son désir aux sommets de sa volonté, retourne à ses origines pour
demander à l’ivresse des harmonies barbares la signification de ses
pressentiments nouveaux. Dans la pénombre enflammée par les lourdes
lueurs qui tombent des mosaïques, on se croirait, si l’on
n’entrevoyait vaguement, comme au travers d’un long oubli, les
défilés immobiles qui font songer à des Panathénées, au cœur d’un
temple indou tout couvert de queues de paon pétrifiées dans la
lumière. Jamais ni le ciel ni l’eau n’avaient eu ces profondeurs
bleues, concentrées, opaques, sans autres limites que le rêve
fumeux qui les prolonge à l’infini. Les rouges et les verts
n’avaient jamais brillé d’un éclat plus liquide pour teindre de
sang les prairies de la terre et les étendues miroitantes de la
mer. Jamais le feu et l’or ne s’étaient mieux confondus ensemble
pour donner plus de gloire aux soleils qui s’éteignent et
environner la prière de plus de volupté. Toutes les couleurs de
l’univers semblaient avoir été ramenées à quelques teintes
essentielles, approfondies, intensifiées, sombres à force
d’entasser leurs nappes limpides, cristallisant dans l’espace les
harmonies flottantes qui troublent notre désir.
À travers la brume rousse de l’encens répandu
et des dix mille cierges allumés, le christ pantocrator, la vierge,
les apôtres, les saints couronnés d’or, vêtus de robes rutilantes,
restaient lointains. Très haut, la grande coupole écrasée empêchait
le rêve naissant de s’évader du temple que les demi-coupoles
d’angle et les trois absides du fond rattachaient au sol par une
série de moutonnements étagés, comme les contreforts d’un massif
montagneux conduisent les sommets jusqu’à la plaine. Le temple
antique, où tout se combinait pour associer le sens de la forme
extérieure à la ligne des montagnes et des horizons voisins, était
retourné du dehors en dedans et le naturalisme grec brutalement
accommodé au goût des peuples énervés par les mœurs asiatiques.
Quelles que fussent au dehors la force ramassée de Sainte-Sophie et
la lourdeur de ses couvercles ronds, c’est par le luxe du dedans
qu’elle tenait les foules et stupéfiait les voyageurs qui venaient
à Constantinople et répandaient au loin la gloire de l’Empire
grec.
Jamais semblable luxe matériel n’attacha le
sentiment populaire à la lettre d’une religion qui se réclamait de
l’esprit pur. Les marbres veinés, les mosaïques polychromes, les
grandes peintures des voûtes, des murailles, des pendentifs qui
permettaient d’inscrire exactement dans le carré de l’édifice le
cercle lourd de la coupole constellée, la
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