L'Art Médiéval
Charlemagne l’eut séparé du Nord qui commençait à se
débattre entre les Francs et les Normands.
Quand l’orgie amoureuse et sanglante demande à
la haute culture l’excitant de sa tension nerveuse, quand la
sensualité morbide et l’intelligence exaspérée jaillissent du même
terrain, l’éclair de leur choc allume des foyers brûlants dont la
flamme monte d’un jet, alimentée de tous les vents qui soufflent,
des poussières qu’ils apportent, des débris de bois vert et de bois
mort qu’ils y poussent confusément. Un art hybride et convulsif
sort de terre, un peu débile, mais si étincelant d’ardeur qu’il
trace d’un élan un sillon ineffaçable. La traînée de feu passa sur
la Provence, ceignit Toulouse, remonta vers le Plateau Central. On
relevait les colonnes antiques autour des bas-reliefs nerveux et
gauches qui s’inscrivaient péniblement dans la courbe rigide des
portails. Byzance et l’Islam déposaient leur ferment et leur
étincelle au cœur du bloc romain, et les Croisades portaient en
désordre aux pierres qui s’animaient le tribut des souvenirs grecs,
du monde syriaque, l’écho plus éloigné de la Perse et de l’Inde.
Quand, vers le XI e siècle, les Clunisiens mirent la main
sur elles pour y mêler l’apport des Normands et des Scandinaves
dont les bijoux épais portaient la trace des plus vieilles
traditions asiatiques, le grand style roman se cristallisa soudain
pour devenir, entre les mains des moines, l’expression
architecturale la plus pure du christianisme organisé.
II
L’église en croix sortit des vieilles
basiliques, raide et drue, élevant avec effort vers le ciel ses
deux tours trapues vibrantes de cloches et que le vent n’ébranlait
pas. Si le lourd berceau qui pesait sur la nef centrale n’écrasait
pas ses supports, c’est qu’on chargeait les autres nefs de voûtes
longitudinales calées sur d’énormes murs et supprimant les vides où
la fenêtre eût pu s’ouvrir. Plus s’étendait la nef, plus
s’épaississaient les murailles et plus s’épaississait la nuit dans
le sanctuaire barbouillé de rouge et de bleu où les courts piliers
peints semblaient porter, sur leurs chapiteaux entamés de formes
grossières, le formidable poids d’un ciel plein de regards qui
jugent et de portes fermées sur les paradis entrevus. C’était comme
un monstre accroupi dont l’échine, trop pesante, rampait sur des
pattes épaisses. Même quand le soleil faisait craquer le sol au
centre des cloîtres silencieux qui découpent un carré d’ombre dans
la lumière du Midi, le froid tombait de la voûte. De ces formes
ramassées, de ces façades nettes où le plein cintre positif
s’ouvrait entre des colonnes massives, une force nue rayonnait,
affirmant l’élégance austère, brutale et catégorique d’une caste en
possession d’un pouvoir indiscuté. C’était l’image exacte d’un
catholicisme fixé, l’autorité des conciles assise sur le roc.
Aucune échappée sur la vie, l’âme seule a droit à la vie à
condition de ne jamais franchir le cercle continu de pierre où le
dogme la maintient. Rome a cimenté la pensée de saint Paul dans la
matière des églises.
Quand la morale intransigeante de ce monde
rigide, habillé de bure et de fer, voulut quitter les pages des
manuscrits et la chaire des temples pour montrer à la multitude son
visage symbolisé, quand les quatre animaux des Évangiles
consentirent à laisser croître à côté d’eux un monde neuf de formes
animées qui descendit le long des colonnes, s’échappa jusqu’aux
tympans des portes, envahit leurs linteaux, saint Bernard fut le
seul à s’apercevoir qu’une ère allait prendre fin. Les moines ne
pouvaient plus fermer leurs yeux que le jour avait effleurés.
Puisque la vie pénétrait le dogme, c’en était fait, fallût-il
encore quelques siècles pour la désagréger, de la masse compacte et
fermée du christianisme doctrinaire. Il avait beau ouvrir l’enfer,
faire ramper sur la pierre de raides monstres dévorants, déchaîner
d’horribles batailles entre les vertus absolues et les vices
irréductibles, diviser le monde en vérités et en erreurs
définitives, la vie, pauvre et meurtrie, mais peu à peu
envahissante, introduisait lentement ses passages subtils entre ces
entités morales pour les animer et les unir.
Le moine sculpteur des églises romanes, le
théologien armé du ciseau ne pouvait évidemment découvrir tout
d’abord, dans cet univers fermé
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