L'Art Médiéval
révolution non pas exclusivement géométrique, mais
philosophique dont les conséquences, par mille passages secrets,
vont se faire sentir dans toutes les manifestations du corps
social.
II
L’individualisme est à tel point la loi du
développement de la civilisation italienne qu’on en peut suivre les
manifestations dans l’architecture elle-même, cependant art social
par excellence, expression collective d’une pensée et d’un besoin
communs à tout groupe humain en proie à l’activité créatrice. Sans
doute, qu’il s’agisse de n’importe lequel de ces groupes, il est
aisé de suivre dans le temple de siècle en siècle
–
par
exemple du VIII e au III e chez les Grecs, du
XI e au XV e chez les Français
–
la
croissance de l’esprit critique diminuant peu à peu la puissance
des supports, l’épaisseur des murs, la grandeur des vides, perdant
peu à peu de vue les ensembles pour se disperser dans les détails,
augmentant d’année en année l’importance de la sculpture et de
l’ornement au détriment de la solidité de l’édifice. Mais, chez les
Italiens, ce spectacle est plus caractérisé. Au lieu du dégagement
sans à-coups de l’individu hors de la masse et des trois ou quatre
siècles nécessaires à sa définition, ici, moins de deux cents ans
après les premiers spécimens de l’effort architectonique collectif,
un élément révolutionnaire surgit, brisant l’unité spirituelle et
renonçant à sacrifier au sentiment des masses les besoins concrets
de l’individu. L’idée municipale, qui marque déjà une régression du
communisme mystique et un progrès du particularisme intéressé,
apparaît nettement à peu près partout dès le XII e siècle, substituant au sanctuaire le palais civil. Je sais bien
qu’en France, en Flandre, en Angleterre, la charte et la commune
sont à peu près du même temps, mais il s’agit plutôt alors
d’organiser des groupements corporatifs ou des rapports entre
organismes sociaux que de consacrer des associations temporaires de
citoyens représentant le droit privé en croissance. À Sienne, dès
la fin de ce même siècle, des palais particuliers apparaissent, non
pas seulement au sein des campagnes comme en France ou en
Angleterre, forteresses encore communes où un groupe de serfs jouit
du droit de refuge sous l’égide d’un seigneur qui appartient comme
eux à un système collectif unanimement consenti. En Italie, c’est
dans les villes qu’ils s’élèvent, se menaçant l’un l’autre,
médiocres de dimensions et faits pour une famille, mais farouches,
sommés d’une tour agressive, avec des murs concaves impossibles à
escalader, opposant l’intérêt et l’orgueil de l’un à l’intérêt et à
l’orgueil de l’autre, individués plus qu’avec décision, avec
violence.
L’édifice civil prend résolument le pas
sur l’édifice religieux, l’édifice privé sur l’édifice commun,
quelque trois siècles avant que le même événement se produise en
Europe. Et remarquez-le bien, ceci est capital : c’est
l’édifice civil qui, dès cette époque-là, représente en Italie
l’effort esthétique le plus évident et accuse avec le plus de force
l’âme italienne dans sa nudité et sa vérité intérieures. Partout en
Europe, jusqu’à la fin du XV e siècle, l’Église domine
dans les préoccupations des peuples. Ici c’est tout le contraire.
Si vous en doutez, comparez à la majesté tantôt sévère, tantôt
élégante, en tout cas nue, vivante, libre, des palais de Florence,
de Sienne, de Volterra, de Pérouse, de tant d’autres cités
l’affectation, la surcharge, la polychromie profuse, le désir
d’attirer et de plaire des lieux de culte des mêmes cités. C’est
plus qu’une différence. C’est un contraste diamétral. L’élan de
l’esprit et du cœur, l’ordre intérieur, l’harmonie appartiennent
ici à l’homme, non à Dieu.
L’édifice roman lui-même, par lequel
l’Italie, comme tout l’Occident, a préludé dès le XI e siècle à son poème architectural, ne gardera que peu de temps, et
jamais avec un tel amour dans la recherche sensible, le caractère
harmonieux et massif qu’il a revêtu ailleurs, notamment en France.
Il annonce déjà, par sa ferme nudité, non seulement la construction
théologique de Thomas d’Aquin, mais l’esprit du palais civil. Il a
la simplicité formidable du monachisme occidental, mais avec moins
de pesanteur qu’ailleurs, une moindre épaisseur
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