L'Art Médiéval
puissance d’un dieu tenant du même poing la foudre
qui éclaire et tue. Son architecture, notamment, qui retient dans
l’attraction géométrique du dessin tous les éléments ornementaux
cherchant à se libérer de cette formidable étreinte, exerce, lui
vivant encore, comme tout son art, une action dévastatrice. Ses
creux, ses saillies, ses déformations forcenées, qui expriment le
tourment d’une âme seule capable, dans le monde d’alors, de
contenir la complexité de la connaissance dans l’unité de l’esprit,
deviennent la règle et la loi. L’orgie décorative se déchaîne. Les
édifices religieux se boursouflent de bas-reliefs imprévus, se
vident en trous brusques, dissimulent leur ossature affaissée,
vacillante ou parfois même oubliée, sous une rhétorique
redonnante
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qui ne vise que l’effet. Quand
on prononce le mot de
«
Renaissance », il faut
oublier ces choses, comme il faut ne pas tenir compte, si l’on
parle du génie grec, des excès de l’école de Rhodes, ou comme il
faut, quand on se remémore l’architecture ogivale, rayer de sa
mémoire les exemples de son épuisement profus, qui couvrit de
dentelles embrouillées, fragiles, inharmonieuses, la carcasse
disloquée des nefs du XV e siècle français. Il reste
qu’envisagées dans leur ensemble, les constructions religieuses de
l’Italie de Grégoire VII et les constructions civiles de
l’Italie républicaine des quatre siècles suivants, offrent tous les
éléments figurés qui marquent la route allant du symbolisme
spirituel le plus complet à l’avènement de l’intelligence en quête
d’un organisme nouveau.
III
C’est quand on aborde la peinture que le
mot
«
Renaissance »
devient le plus
difficile à accepter. Ou alors, il faut admettre qu’il y a eu deux
Renaissances, comme on l’a fait si souvent remarquer. L’une dont le
foyer est la Toscane et qui est l’épanouissement de sa civilisation
chrétienne, à peu près contemporaine du même mouvement en France,
plutôt en retard sur lui. L’autre, qui est pour ainsi dire le
programme de législation intellectuelle de l’Europe moderne, et qui
a pour foyers Florence, Rome, Venise et quelque peu la Lombardie.
On serait tenté, dans ces conditions, pour simplifier les choses,
de rejeter complètement dans le symbolisme médiéval la première,
ainsi qu’on le fait pour la France, et de dater la seconde de
l’œuvre de Masaccio. Mais le problème est plus complexe, pour
plusieurs raisons. La première, c’est que François d’Assise est
aussi bien à l’origine de la Renaissance du XIV e siècle
que de celle du XIII e siècle puisqu’il n’y a entre l’une
et l’autre aucune solution de continuité. La seconde, c’est qu’au
début du XIV e siècle, Giovanni Pisano, Giotto, Pietro
Lorenzetti sont déjà des hommes modernes en qui, pourtant,
s’épanouit l’esprit chrétien. La troisième c’est que la sculpture,
surtout avec della Quercia, constitue un art épanoui
[37]
à l’heure où la peinture balbutie
encore et que pourtant cette même peinture annonce, à l’avant-garde
de tout l’Occident, l’effort de l’individu pour se dégager du
symbole. De plus, un enchevêtrement profond dont il est impossible
de séparer les éléments, lie dans leurs manifestations multiples
l’esprit chrétien à son sommet et l’intelligence moderne au moment
où la Toscane, par Pise, Florence et Sienne, écoute, avec une
unanime passion, la voix du pauvre d’Assise. On peut toutefois
remarquer que Sienne constitue le foyer principal des premières,
Florence des secondes et que, par une conséquence normale de ce
phénomène-là, l’activité des peintres est plus considérable et plus
touchante à Sienne, mais plus caractéristique à Florence où ils
sont aussi moins nombreux. Sienne, et au premier rang Duccio, son
plus grand maître, reste enfoncée dans les formules byzantines,
alors que Florence s’en évade grâce à Giotto, le véritable
initiateur de la peinture moderne, parce qu’il conçoit l’univers
comme un ensemble de forces contradictoires à exprimer dans la même
unité plastique, alors que tout vrai primitif l’organise autour
d’un symbolisme spirituel dont le christianisme constitue la source
et le centre. La distance apparaît beaucoup moins grande entre
Guido de Sienne, par exemple, et Duccio, qu’entre Cimabue de
Florence et Giotto, bien qu’un intervalle d’années sensiblement
plus considérable sépare les
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