L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
hors
de la pièce comme s’il eût été capable de se volatiliser.
Après cet incident, il se tint à distance de
Kelly, s’installa dans la réserve de son saloon, dans laquelle il partageait un
lit de camp avec Dorothy, et se mit à laisser vagabonds, parasites et autres
jeunes gens affamés dormir sur les tables de jeu et le bar pour cinquante cents
la nuit.
Tout le monde, eût-on dit, affluait vers
Creede ; des hommes ayant hypothéqué une partie de leurs gains prospectifs
pour financer cette expédition et débarquant de contrées aussi éloignées que l’Indiana
rôdaient aux abords du dépôt de chemin de fer, à l’affût des dernières
exagérations émanant du district minier de King Solomon, ou s’attroupaient
autour de grands brasiers pour chasser de leurs doigts la morsure du froid. Bob
commença à se joindre à ces cercles de prospecteurs autour des feux ou dans les
halls bondés des hôtels pour discuter avec les ouvriers ayant posé les voies de
chemin de fer et les montagnards bourrus qui avaient tiré les lignes
télégraphiques. D’après eux, il n’y avait à Creede ni administration locale, ni
impôts, ni hébergement, peu de magasins et aucune jolie fille ; les seuls
saloons qui existaient consistaient en des chapiteaux de toile glaciaux tendus
au-dessus de murs de rondins et le whisky était coupé de tabac.
Bob acheta alors des planches de bois vert et
fit appel aux nombreux traîne-semelles des environs de Pueblo pour édifier un
grandiose dancing sur une parcelle de terrain déneigée. Il effectua des achats
somptueux – meubles, tentures, peintures à l’huile de déesses nues – et jaugea
l’aspect de l’ensemble d’un œil expert. Une fois le bâtiment achevé, il ordonna
à une équipe d’ouvriers de le démonter avec précaution, puis de charger le tout
sur un wagon plat et lorsque le col de Wagon Wheel fut de nouveau praticable, en
avril, et que le Denver and Rio Grande reprit du service en altitude, Bob
déménagea à Creede avec sa concubine et ses jolies hôtesses pour y débuter une
nouvelle vie.
Là-bas, il devint un homme de biens à la
réputation exemplaire. Il dilapida des fortunes formidables et fit de son
saloon, l’Exchange Club, un palais. Derrière les grossières parois extérieures
de planches de l’établissement qui se doublait d’une maison de tolérance se
dissimulaient huit tables de jeu en acajou sculpté couvertes de velours vert ;
un bar Eastlake à cartouche ouvragé long de douze mètres, assorti d’une barre
en cuivre de même longueur à dix centimètres du sol sur laquelle étaient montés,
à chaque attache, des crachoirs du même métal ; des portes et des vitrines
pourvues de ferrures rutilantes ; et un service de vaisselle identique à
celui de l’hôtel Teller House à Central City. L’éclairage était assuré, au
plafond, par des lustres de cristal, de la mousseline vert sombre camouflait
les murs en pin et un peu partout étaient exposées des reproductions du
Jugement de Pâris, de Léda et le cygne, de l’enlèvement des Sabines, de la
toilette de Vénus, de Vénus et Cupidon ou encore de la Primavera.
Au rez-de-chaussée s’affairaient huit jolies
hôtesses, plusieurs croupiers en chemise blanche impeccable et cravate jaune, ainsi
que deux ou trois préparateurs de cocktails aux grandes moustaches cirées et
aux manches retenues par des brassards élastiques. À l’étage, Dorothy présidait
aux onéreuses activités de prostituées affublées de noms tels que Toupie, Lulu
la Transie, la Reine Mormone ou Annie la Bridée. Tout se voulait aussi sélect
et convivial qu’un club de notables de l’Est – pas de coups de feu, pas de
bagarres, pas de manigances ; des présidents de sociétés et des directeurs
de mines y faisaient un saut après le dîner, une chorale de diplômés de Yale y
chantait autour du piano, des prospecteurs déambulaient à pas pesants dans la
salle en se vantant de leurs concessions, essayeurs de métaux précieux, épiciers
et commerçants venaient y passer la soirée avec leurs journaux et, en moyenne, neuf
cents dollars par heure y changeaient de mains, seize heures par jour, six
jours par semaine – ce qui signifiait bien entendu que la salle de jeu de Bob
Ford brassait potentiellement plus d’argent en un an que la bande des frères
James n’en avait volé en treize.
Le village de Creede lui-même n’avait rien de
commun avec l’Exchange Club. Il s’était développé dans
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