L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
Wood
lisait un quotidien bon marché qu’il tenait à dix centimètres de son nez, dans
l’ombre de son chapeau ; Dick comptait les corbeaux, mâchait des graines
de tournesol ou contemplait le paysage qui défilait au ralenti. Les herbes
sèches s’ouvraient devant leurs chevaux ; des enfants fourrageaient avec
des sacs de jute au milieu des rangs de maïs après l’école et arrachaient des
épis orange sur les pieds ; depuis un wagon de marchandises, un jeune
serre-frein vêtu d’une veste de laine à carreaux tira avec un lance-pierre sur
la porte d’une écurie et une voix répondit : « Cecil ? » Il
leur fallut une semaine pour atteindre St Louis, où Dick folâtra avec une
dénommée Lola qui dansait sur un piano à queue. Puis Wood et lui embarquèrent à
bord d’une barge qui descendait le Mississippi et ils se rongèrent les sangs
pendant toute la durée de ce long trajet en direction du sud jusqu’à Cairo, car
ils ne savaient pas nager. Leur peur de l’eau contamina même les animaux, qui
ruaient, se cabraient et montraient les dents à la moindre embardée de l’embarcation.
De Cairo, les deux hors-la-loi poursuivirent
leur chemin à travers le sud-est du Kentucky ; Wood commença à enquiquiner
Dick et à lui reprocher sa mesquinerie, ses chicaneries et son marivaudage avec
Martha, avant d’embrayer sur un différend imaginaire à propos du butin de Blue
Cut. Wood soutenait que Dick lui avait chapardé cent dollars dans son sac de
céréales alors qu’ils étaient dans la voiture de seconde classe et qu’il ne les
avait pas remis à Frank au moment du partage. Mais ce n’était là que des
dérivatifs inspirés par la crainte que Dick tentât de séduire sa belle-mère, Sarah,
notoirement réceptive à la galanterie.
Wood était le fils du major George V. Hite, qui
avait été l’homme le plus riche du comté de Logan, Kentucky. George Hite
possédait une épicerie, une magnifique demeure, deux cent quarante hectares de
terres à dix-huit kilomètres au sud de Russellville, près de la frontière du
Missouri, et on évaluait alors sa fortune à cent mille dollars, à une époque où
un dollar représentait le salaire journalier d’un homme. Malheureusement, il
avait investi dans les matières premières et avait perdu tellement lors de l’effondrement
des cours du coton et du tabac qu’en 1877 il avait dû se déclarer en faillite. La
mort de sa première épouse, Nancy James Hite, un an plus tard, le brisa. Après
la période de deuil de rigueur, il commença cependant à fréquenter et à
courtiser Sarah Peck, qu’un journaliste local avait sacrée « veuve la plus
jolie et la plus affriolante du comté tout entier ». Pourtant, leurs
fiançailles scandalisèrent la bonne société et mirent le clan Hite en émoi, car
Sarah avait la réputation d’être lascive et licencieuse – la rumeur voulait
même que Jim Cummins eût goûté à ses charmes à l’occasion d’un séjour pascal. Quand
le major Hite se remaria, la plupart de ses enfants quittèrent la résidence
familiale, furieux, mais la bande des frères James continua à venir y chercher
refuge en cas de besoin et, pour Jim Cummins, se vanter d’avoir fricoté avec
Sarah dans un garde-manger tandis que des côtes de porc brûlaient dans la poêle
devint un second métier. Aussi, quand Wood ouvrit finalement le portail et
pénétra dans la propriété des Hite, avait-il exposé et rabâché ses griefs
contre Dick avec une telle véhémence que les deux hommes ne se parlaient plus
du tout, et ce fut seulement après avoir juré de ne pas exciter les passions de
Sarah que Dick se vit autorisé à suivre Wood.
Des pur-sang magnifiques gambadaient dans un
pré verdoyant, des poulains longeaient la clôture au galop, puis bifurquaient
sans raison. Deux esclaves affranchis battaient le blé dans un champ doré à
quatre cents mètres de là, une domestique noire étendait la lessive sur une
corde à linge et Mrs Sarah Hite sarclait les mauvaises herbes au milieu
des vestiges desséchés d’un potager. Elle serrait cinq courges dans son tablier
et lorsqu’elle salua les nouveaux arrivants, l’une d’entre elles roula et tomba
à terre.
« Elle bouffe les hommes tout crus »,
maugréa Wood.
Dick aspira les graines de tournesol qu’il
avait dans la paume sans prêter la moindre attention à Sarah Hite et ne lui en
accorda guère plus durant le dîner, qu’elle passa, en bonne épouse, à débiter
des
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