L'avers et le revers
l’obscurité
et le silence glacial de la pièce. Et ce cri que, finalement, je rentrai au
fond de la gorge, j’ai toujours envie de le hurler, même après tant d’années,
dès que la faucheuse accomplit son horrible besogne.
Le lendemain, mon père était assis à la grande table de la
cuisine, les cernes creusés, le teint livide, la mine ravagée, et la famille se
serrait autour de lui, ma mère ne pouvant retenir ses larmes, mes frères, mes
sœurs et moi, tous abattus par la même affliction. Personne ne pipait mot mais
la même absence nous écrasait tous et la voix de mon père s’éleva soudain dans
le silence.
— Ce sont les chiens, dit-il.
On releva la tête et comme nous ne comprenions pas ce qu’il
voulait signifier, il leva un bras impuissant qui retomba aussitôt sur la
table.
— Ils ont le mal de rage.
Et ce que mon père ressentait, je ne le compris que beaucoup
plus tard. Lui seul savait ce qu’était ce mal de rage et lui seul aurait pu
intervenir avant que notre frère Colin soit mordu par l’une de nos bêtes. Mon
pauvre père, quand je te revois ainsi, la tête droite, la main légèrement
tremblante, exsangue, si faible, j’ai grandement pitié de vous et de votre
remords.
Il se leva tout de gob et se précipita au-dehors tandis que,
paralysés par je ne sais quel sombre pressentiment, nous restions assis sans
même bouger ni oser nous regarder. Et des hurlements affreux nous parvinrent de
la cour, jappements et glapissements atroces, grognements farouches et,
surmontant cette mêlée, des cris de folie que nous reconnûmes comme étant ceux
de notre père.
Nous nous levâmes lentement et, gagnant le seuil de la
maisonnée, nous découvrîmes un affreux carnage, des cadavres de chiens jonchant
le sol, éparpillés au hasard, et mon père, tel un possédé, poursuivant les
survivants et les éventrant de la plus horrible des manières à grands coups de
fourche. Il les massacra tous, pas un n’en réchappa, et l’effet que cette
tuerie fit sur mon esprit, je vous le laisse deviner, moi qui avais été élevé
au milieu de ces braves bêtes, les aimant et les respectant presque autant que
ma famille. De chiens, nous n’en eûmes jamais plus, et je me suis longtemps
demandé, alors que je me mêlais à eux tous les jours, pourquoi le sort avait
choisi mon pauvre frère Colin qui les fréquentait peu, et non moi.
On habilla Colin de ses plus beaux habits et l’enveloppant
d’un linceul immaculé, nous le déposâmes au fond de la charrette que notre
courtaud tira jusqu’à Vergt. Ce fut un bien pénible cortège, mon père et ma
mère en tête, nous ensuite, suivis par le hameau tout entier, ce qui ne faisait
pas grand monde, vu que celui-ci ne comptait que trois familles.
Comme bien on pense, la vie reprit son cours après ce triste
événement, mais la trace funeste en resta imprégnée des mois dans nos mémoires
et ne put jamais s’effacer tout à plein.
À ce stade de mon récit, il me faut faire une pause –
aussi brève que possible – car le banal chemin que je suivais devait
croiser la route tumultueuse de l’Histoire de France, laquelle allait emporter
dans ses folies nombre de drôles de mon espèce. Je n’avais bien sûr à l’époque
aucunement conscience de ce qui se jouait à l’échelle du royaume et si j’en
touche un mot céans, c’est pour ramentevoir au lecteur des temps difficiles,
qu’il a peut-être oubliés depuis la signature de l’édit de pacification [2] voulu par notre bon roi Henri IV en 1598.
À l’époque de mon enfance, nous autres huguenots, adeptes de
la religion réformée de Calvin et de Luther, n’avions aucunement la liberté
d’exercer notre culte, les persécutions par les catholiques étaient monnaie
courante, et on brûlait les hérétiques sous le règne du roi Henri II, et
ceci jusqu’à sa mort en 1559. J’en appelle à l’indulgence des catholiques qui
liraient ces lignes et qui s’en trouveraient mortifiés, car mon but n’est pas
de forcer le trait que l’on peut faire de cette période troublée, ni de noircir
un camp pour mieux dédouaner l’autre, et je ne tairai pas, le moment venu, les
atrocités que les religionnaires ont également commises.
Le royaume bascula dans la guerre civile en 1562 à la suite
de la meurtrerie de Wassy où une quarantaine de huguenots furent massacrés par
les hommes du duc de Guise, prétendant à la couronne et fer de lance du parti
papiste. Pour laver
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