L'avers et le revers
les
larmes. Ainsi paralysé, je pensais à ma mère et à mes sœurs que je ne voyais
point et alors que, contre toute évidence, j’imaginais qu’elles avaient pu
échapper au massacre, j’aperçus quatre autres de ces assassins sortir de la
maison en traînant par les cheveux mes sœurs épouvantées et les jeter
sauvagement au milieu de la cour. Et que ma mère n’apparaissait toujours pas,
je n’en comprenais que trop la raison, hélas, la mère ne présentant pas le même
intérêt que les filles en un si déchirant prédicament.
Ils n’eurent pas besoin de se concerter pour décider du sort
qu’ils allaient réserver à ces belles garces. Dans des hurlades qui n’avaient
plus rien d’humain, abreuvant d’injures obscènes les malheureuses, ils les
empoignèrent et se dirigèrent vers la grange, endroit qui leur paraissait sans
doute plus propice à la poursuite de leurs crimes. L’odieux cortège se dirigea
vers moi, me coupant toute retraite.
Si la paralysie avait continué à me serrer, je ne serais pas
aujourd’hui céans pour vous raconter cette tragédie. Mais l’instinct de survie
se réveille soudain alors qu’on le croit disparu, et je me mis à reculer
précipitamment jusqu’au fond de la grange, escaladai l’imposant tas de foin qui
s’y trouvait et m’enfouis en un tournemain au milieu de l’herbe séchée. Mon
cœur battait à se rompre, le sang giclait dans mes veines, et mon esprit
s’égarait tant mon désespoir était profond.
De décrire ce qu’il advint alors, le cœur me fault et mon
âme défaille. J’en demande pardon par avance au lecteur mais point ne le
pourrai, et celui qui déjà connut si atroces matières m’absoudra de cette
omission. Mes sœurs furent forcées en même temps par tous ces gueux réunis,
lesquels se relayèrent comme à la sarabande pour assouvir leur affreux appétit.
Seuls trois ou quatre d’entre eux se tinrent à distance de la curée, non pas
que leurs âmes fussent moins noires ou que la compassion les gouvernât, mais
pour ce que je cuide que leur penchant naturel n’allait pas de ce côtel.
Que le Seigneur, dans sa grande bénignité, permette que ses
enfants souffrent un tel martyre est une autre question qui m’obsède et dont je
n’aurai mie la réponse avant mon propre trépas. Et peut-il exister plus
profonde désespérance que celle vécue par mes sœurs qui subissaient si sauvages
forcements, tout en sachant, sans doutance aucune, qu’elles finiraient ensuite
sur le carreau, comme leur mère, père et frères, en amas de chairs inertes,
sanglantes et méconnaissables ?
Le calvaire ne cessa que lorsque les gueux eurent tous
répandu sur les suppliciées leur abjecte semence, et lors, en un ultime
divertissement, ils leur tranchèrent la gorge en s’esbouffant, non sans les
avoir traitées au préalable de tireuses de vinaigre, gouges, folieuses et
catins de Luther.
— Et maintenant, la picorée ! cria l’un d’eux.
Ils se ruèrent tous au-dehors, se battant presque pour
atteindre avant l’autre la maisonnée, qu’ils mirent à sac, montrant combien la
religion n’était qu’odieux prétexte à la meurtrerie et au pillage.
Je me laissai glisser au bas du tas de foin et avançai
mécaniquement vers les deux corps allongés dans la poussière. Là, je tombai à
genoux, les bras en croix, et regardant tour à tour les cadavres dénudés et
ensanglantés, je vomis sur le sol si soudainement que je dus attendre quelques
minutes avant de retrouver mes esprits. À la parfin, entre les larmes et les
hoquets, je suppliai Dieu de les accepter en sa demeure céleste, et me relevant
avec difficulté, je titubai jusqu’à l’entrée de la grange afin de savoir ce que
je devais faire pour non pas finir céans comme le reste de ma famille.
Hélas, toute fuite était impossible car les gueux sortaient
et jetaient dans la cour tout ce qu’ils se proposaient d’emmener, ce qui
provoquait de continuelles allées et venues entre la maison et l’extérieur. Et
il y avait même fort à craindre que certains ne reviennent bientôt dans la
grange pour emporter la vache et faire main basse sur les outils de labour et
de cueillette qui s’y trouvaient entassés.
Quand toute retraite est coupée, et à moins de livrer son
col aux lames des assassins, il faut en trouver une autre, si bien que je
reculai à nouveau dans la grange, tournant mes regards à dextre et à sénestre à
la recherche d’une issue. D’issue, il n’y
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