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L'avers et le revers

L'avers et le revers

Titel: L'avers et le revers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Olivier Merle
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décide de quitter
cette Terre par le moyen le plus expéditif qui soit, retournant contre moi le
couteau qui pendait à mon côtel.
    De tous les maux dont j’eus à souffrir, c’est la faim qui
s’avéra d’emblée le plus exigeant, le plus tenace, le plus insupportable. Seuls
ceux qui ont vraiment eu faim dans leur vie me comprendront quand je dirai que
toute autre sensation peut s’oublier, hormis celle-là. Même la dure remembrance
des siens disparus, qui vous poigne et vous tord le cœur jusqu’à pleurer, peut
s’oublier quelques heures, une journée, quelques semaines avec le temps, alors
que la faim oncques ne déserte quand elle s’installe dans le corps, nul ne peut
la déloger, et triomphante, elle répand son obsession jusqu’à la plus fine
matière de notre cerveau.
    Pour survivre, il fallut bien que je me fisse un peu larron
et que je robe à dextre et à sénestre de quoi croquer, sinon j’aurais fini ma
course exsangue, sur le bord de la route, roulant mort dans le fossé sans que
quiconque ne s’en aperçoive. Car c’est bien là la pire de nos malfortunes, elle
ne concerne que nous-même et ne suscite guère la compassion. Cette leçon, je
l’appris vite, et devais m’en ramentevoir ma vie durant.
    Tel le rusé goupil, je m’introduisais la nuit à pas feutrés
dans quelque poulailler, et fondant tout soudain sur une poule peu méfiante, je
la saisissais des deux mains, lui tranchais le col d’un coup de lame et me
sauvais au loin aussi vite que possible. Dans cette entreprise ou toute autre
du même tonneau, j’étais aidé par un avantage étonnant que je découvris non
sans plaisir. Les chiens jamais n’aboyaient contre moi. Dès qu’ils
m’entendaient, ils venaient à moi plus curieux que méfiants, me flairaient
attentivement pendant que je les flattais de la main, accroupi au milieu d’eux,
puis bientôt leurs queues battaient la mesure et c’était à qui parviendrait le
premier à me lécher le visage. C’est la marque de mon enfance, du
« chiot-pitchoune » que je fus, et que je reste encore maugré les ans
et les tourments.
    Je vécus une vingtaine de jours de la sorte, ne quittant
point les campagnes et m’imposant de larges détours dès qu’un bourg se
profilait. Depuis ma fuite, je marchais vers le sud et l’est tout à la fois,
prenant la direction du soleil à la pique du jour et le filant, droit devant,
jusque sur le coup de la midi où je cherchais cachette pour me dissimuler des fermes
proches avant que d’accomplir mon forfait nocturne.
    On peut vivre ainsi de rapines isolées mais il est rare que
l’on reste solitaire, à moins de le souhaiter farouchement, car des compagnons
d’infortune errent aussi sur les routes et les rencontres se produisent, au gré
du vent et de la pluie, pour le meilleur ou pour le pire.
    Las de la solitude des campagnes, je pénétrai pour la
première fois dans un bourg de bonne importance et ce qui me porta à le faire,
c’est la cohue que je vis sur le chemin, car c’était jour de marché, un mardi,
et les paysans affluaient en troupeau, poussant ou tirant charrettes chargées à
plein de légumes et de fruits de la saison. Lors il me sembla que, mêlé ainsi à
la foule débonnaire, je pourrais envisager sans péril et furtivement, pour
quelques heures seulement, autre chose que l’eau des sources, l’obscurité des
grandes frondaisons ou la tête coupée de mes poules chéries. J’entrai ainsi
dans Al Bugua [3] ville où je n’étais jamais allé, n’ayant connu auparavant que la cité de Vergt
sise non loin de la ferme de ma famille.
    Foule il y avait et des bousculades aussi, les badauds se
pressant comme une multitude autour des étals qui encombraient les rues. Je
passais et repassais ainsi, souvent au même endroit, la ville n’étant pas bien
grande et le tour vite bouclé. Une chose me ravit. Avidement, comme un jeune
loup affamé, je fixais les garces de mes yeux vairons, dévorant les hanches
fines, les poitrines prometteuses, les souples démarches, et j’en étais tout
esbaudi de voir tant de jolies libellules en ce lieu.
    Hélas, voir le rôt n’est pas manger, et encore moins ne
rassasie, bien au rebours, si bien que je finis par me lasser de ces œillades
perdues, d’autant que de déambuler dans ce cahot mes pieds furent usés et
commencèrent à me porter peine.
    Avisant alors un muret à l’écart et qui constituait un petit
promontoire duquel on pouvait, à l’arrêt, observer tout

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