L'avers et le revers
à loisir le lent
serpentin que constituait la foule, je m’y assis un moment et laissai mon
regard divaguer au hasard.
Je ne fus pas longtemps seul. Un homme s’approcha et, aux
vêtements qu’il portait, il n’était pas difficile de deviner qu’il était aussi
léger que moi en pécune, sans logis et aussi désoccupé qu’il est permis aux
malheureux de notre pays. D’une bonne taille, maigre à l’excès, la quarantaine
fatiguée, il portait une barbe brune, des cheveux courts et hirsutes, mais
au-dedans du visage des yeux vifs et tranchants. Il se posa sur le muret, à mes
côtés, et m’envisagea un instant sans rien dire.
— Holà, petit drôle ! me dit-il enfin, n’as-tu
point de compagnons que je te vois errer dans les ruelles depuis ce
matin ?
À ceci, j’hésitais à répondre car je ne savais pas si je
devais me méfier mais lui, du geste, m’invitait à causer comme pour signifier
qu’il n’y avait pas matière à s’affoler.
— Non, point de compagnons, fis-je un peu roide pour
non pas donner trop de prise à la clabauderie que j’espérais encore éviter.
— Ni point de famille, pas vrai ? ajouta-t-il avec
une perspicacité qui me déconcerta et qui me poigna aussi tant le rappel de mes
récents malheurs était douloureux.
Cette seconde question fut suivie d’un assez long silence
qu’il rompit lui-même, en soupirant, comme s’il exprimait ainsi toute la misère
du monde.
— Et point de famille…
Le ton était chaleureux, réconfortant même, et visait à
créer une complicité de la malfortune dont il me faisait comprendre de la sorte
qu’il n’en était pas exempt lui non plus.
— Je m’appelle Peyssou, dit-il au bout d’un moment.
— Miroul, répondis-je aussitôt.
— Eh bien, Miroul, tope là !
Lors, il me tendit une grosse main crasseuse que je serrai
incontinent pendant qu’il ajoutait :
— Et si tu ne veux pas causer, c’est ton droit !
Ce n’est pas ce vieux Peyssou qui t’y forcera !
De fait, nous restâmes une pleine minute sans piper mot ni
miette, observant la foule qui ondulait devant nous.
— Quel est ton tour ? demanda-t-il soudain.
— Mon tour ?
— Faut bien manger, mon compain, et pour ça quel est
ton tour ?
En quelques paroles brèves et assez à rebelute, je lui
racontai ma vie dans les bois et les innocentes rapines auxquelles je me
livrais pour subsister.
— Vivre dans les bois est chose bonne assez pour ta
sécurité, déclara-t-il en se grattant la barbe, mais les culs-terreux sont secs
de pécune lors qu’ici on peut faire de bons bargoins pour peu qu’on s’en donne
les moyens !
N’envisageant pas de passer mon existence caché au fond des
forêts, je dressai une oreille attentive à ces propos.
— Et que faudrait-il faire ?
— D’abord, avoir toute fiance en ce bon Peyssou qui
peut t’apprendre prou ! Ensuite, te mettre de son côtel ! Je connais
Al Bugua comme le revers de ma main, si fait que je sais où la pécune se trouve
et comment il faut aller la chercher !
Il me tendit la pogne derechef et je la pris de nouveau un
peu à l’étourdie.
— À quelle usance, ce grappin que tu portes sur ton
dos ? me demanda-t-il ensuite.
Je fus plus disert dans ma réponse, ne celant rien sur mes
dons naturels, mon agilité et ma virtuosité de grimpeur.
— Cela nous servira à l’occasion, conclut-il, et sur
ce, il se leva, m’engageant à le suivre, ce que je fis volontiers.
S’arrêtant à un étal, il acheta du lard, du fromage et du
pain, ce qu’il fit avec quelques grosses pièces qu’il sortit de sa poche et, au
moment de payer, me fit un clin d’œil appuyé, comme pour me montrer qu’il
disait vrai et que, la pécune, il savait où la trouver.
Nous quittâmes Al Bugua pour gagner la campagne où il
m’affirma que nous serions plus en sécurité pour passer la nuit, les rôdeurs
dans le bourg étant vite repérés et pourchassés.
— Mais c’est à Al Bugua que nous ferons fortune !
ajouta-t-il joyeusement tandis que nous nous installions sur un petit tertre
d’où nous pouvions envisager le clocher du bourg ainsi que les maisons serrées
tout autour.
À ma grande surprise, nous restâmes deux jours au même
endroit, pendant lesquels Peyssou se mit en tête de m’apprendre le lancer du
couteau, « pratique indispensable pour rester en vie ici-bas »,
affirma-t-il sur un ton sans réplique. De cette technique, j’en compris
promptement les rudiments
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