L'avers et le revers
la vérité, je ne pourrais jamais louer le
Seigneur assez d’avoir guidé mes pas jusqu’en ce lieu où je pus poser mon
grappin pour toujours.
En ayant terminé de son jugement seigneurial, Jean de Siorac
me donna une tape sur l’épaule et son visage composé et sérieux, empli
jusque-lors de la fonction qu’il exerçait, s’éclaira tout à plein.
— Tu seras des nôtres, j’en suis sûr ! dit-il sur
un ton familier.
Et se tournant vers Sauveterre qui se levait avec difficulté
de son escabelle, il ajouta :
— N’est-ce pas, Jean, que ce petit drôle sera des
nôtres ?
— Oui, s’il suit les enseignements de Dieu, répondit
Sauveterre, gravement et sans effusion aucune.
Et dans ce oui conditionnel, que d’aucuns pourraient
considérer comme une claire réserve à mon encontre, il fallait lire tout le
rebours, à savoir que Sauveterre n’avait guère de doute sur l’issue de ma mise
à l’épreuve et qu’il avait toute fiance en ma fidèle nature.
Avant que de me laisser libre enfin tout à plein, les deux
Jean me confièrent à Marsal le Bigle et Coulondre Bras-de-fer avec quelques
recommandations, expliquant en peu de mots que je serais céans valet de Pierre
et de Samson, sous leur autorité, et que la potence était remise à plus tard,
et peut-être à jamais si je donnais satisfaction dans ma fonction.
J’ai souvent repensé aux intentions du baron, m’interrogeant
sur son idée de me mettre valet de ses jeunes fils, trouvant étrange en ce
prédicament qu’il m’ait confié, d’une part à son cadet et non à l’aîné, comme
il aurait dû faire, d’autre part à un bâtard. Samson, le lecteur s’en
ramentoit, était fils de paysanne, fruit des coupables amours de Jean de
Siorac – lesquelles désespéraient tant Sauveterre –, adopté et
reconnu après la mort de sa mère par le baron qui lui donna officiellement et
devant notaire le nom de Samson de Siorac, à la grande ire de son épouse
Isabelle, laquelle je n’ai jamais connue puisqu’elle avait déjà quitté ce monde
à mon arrivée à Mespech. Il me semble que le baron voyait loin et bien au-delà
de ce que j’aurais pu imaginer à l’époque où j’entamais mon service auprès de
Pierre de Siorac.
Le domaine de Mespech et le titre de baron revenaient de
plein droit à l’aîné François et les deux autres fils, Pierre et Samson,
n’étaient à hériter de rien sinon d’une somme d’argent qui devait leur servir à
s’établir. Jean de Siorac avait des vues sur l’avenir de ses deux cadets, mais
de son préféré surtout, Pierre, qui était tel parce qu’il lui ressemblait tant,
et par le truchement de ce double encore à l’orée de sa vie, le baron pensait
soigner quelque vieille blessure de sa jeunesse dont il n’avait jamais guéri.
Cadet comme Pierre, Jean de Siorac était parti faire ses
études de médecine en la ville de Montpellier où il était devenu bachelier,
puis licencié en médecine, ce qui était déjà considérable. Hélas, il ne put
soutenir sa thèse, devant fuir la ville deux jours avant la soutenance, ayant
en duel passé son épée à travers le corps d’un nobliau pour une querelle au
sujet d’une garce qu’il ne revit du reste jamais. À la suite de quoi, pour
échapper à la justice, il s’engagea dans la légion de Normandie avec la
promesse d’avoir la grâce du roi François I er s’il y servait
cinq années durant. Il y resta neuf ans, gravissant un à un tous les échelons
jusqu’au grade de capitaine et à l’anoblissement comme écuyer, en compagnie de
Jean de Sauveterre. Enfin, après la bataille de Cérisoles, il fut nommé
chevalier pour son ardeur et sa bravoure au combat. Le titre de baron fut
acquis plus tard, en 1557, au siège de Calais, où Jean de Siorac reprit
temporairement du service, à l’appel du roi Henri II, alors qu’il avait
déjà cessé toute activité militaire pour s’établir à Mespech avec Jean de
Sauveterre. De cette carrière militaire qui le mena jusqu’au titre de baron,
Jean de Siorac n’avait qu’à se glorifier. Pourtant, jamais il ne dépassa
l’amertume de n’avoir pu devenir médecin tout à fait, par la faute de son
caractère impulsif et généreux, et en conçut un de ces regrets éternels que
tout homme cultive quand, une fois les opportunités passées, il jette un œil en
arrière pour juger de ce qu’il a accompli.
Ce regret travaillait si fort Jean de Siorac qu’il avait
toujours songé
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