L'avers et le revers
à Pierre pour en atténuer le pâtiment, le poussant vers la
médecine depuis ses plus vertes années et l’instruisant presque au quotidien
sur les intempéries, humeurs et fièvres, et les remèdes à administrer pour les
guérir. Pierre qui portait à son père une admiration sans limite faisait tout
ce qui était en son pouvoir pour justifier l’affection que son héros lui
dispensait, et avait embrassé avec passion le même amour de la médecine.
Vous aurez compris qu’il était dans l’idée du baron
d’expédier Pierre, accompagné de Samson, en la ville de Montpellier, pour
suivre ses propres traces, et au-delà, pour devenir médecin véritable. Or, Jean
de Siorac s’apensait avec raison que l’entreprise serait plus aisée si, à ses
deux fils, dont le plus doux ne pouvait guère protéger le plus audacieux, il
adjoignait un valet fidèle qui les servirait, les déchargeant ainsi des
pesantes besognes quotidiennes, et à l’occasion, veillerait sur eux. Qu’il ait
décelé en moi, en un temps si court, la personne capable d’être celui-là, et
saisi tout à plein cette opportunité, me ravit encore, et pour un peu mettrait
à mal ma modestie, si je n’étais de ceux qui ont la tête sur les épaules et ne
se la laissent pas tourner à la première louange venue. Quoi qu’il en soit, il
faut rendre hommage à la clairvoyance du baron qui envisageait de si loin
l’avenir de son fils, lors que celui-ci n’avait encore que douze ans. Et le
fait qu’il m’ait livré au service non seulement de Pierre, mais aussi de
Samson, montre assez qu’il avait déjà l’intention à cette époque d’envoyer en
Montpellier les deux frères, et non pas un seul, étant bien convaincu que la
sécurité vient du nombre, et que la solitude ne vaut rien quand on quitte sa
famille. Vae soli, comme aurait dit Sauveterre.
Pour Samson, qui avait exactement le même âge que Pierre,
Jean de Siorac n’avait pas une vue aussi ferme, et changea d’avis plusieurs
fois à ce que je sus par la suite.
Remarquant dans le caractère de son bâtard, qu’il aimait
prou même s’il lui préférerait Pierre pour les raisons que j’ai dites, une très
grande droiture et un respect sans faille aux règles et aux lois, il voulut
d’abord qu’il fasse des études de droit. Puis, plus tard, croyant discerner en
lui une disposition aux sciences et à la mesure, il décida que celui-ci
deviendrait apothicaire, et Samson approuva, par amour pour son père, sans que
cette acceptation ne lui coûtât, n’ayant lui-même aucun avis sur ce qu’il
devait faire.
Quand les deux Jean s’ensauvèrent vers des tâches plus
urgentes, Marsal le Bigle et Coulondre Bras-de-fer me regardèrent un instant,
les bras ballants, sans rien dire, visiblement surpris par le dénouement de
l’affaire. Puis, Marsal le Bigle me fit signe de les suivre et je quittai pour
toujours ma petite geôle de la tour nord-est pour ne plus jamais y retourner.
Marsal le Bigle louchait, d’où son surnom, mais il bégayait aussi, ce qui
rendait la conversation pénible assez pour qu’on cherchât à s’en dispenser.
Coulondre Bras-de-fer, dont le surnom venait du crochet qui remplaçait sa main
gauche, résultat d’une forte mitraille qui le laissa pour mort sur le champ de
bataille, était fort silencieux, ne parlant que pour de fortes paroles et
fuyant avec horreur toute clabauderie inutile. Le trajet en compagnie des deux
soldats fut de ce fait assez silencieux.
Au milieu de la cour, combattant au mieux son bégaiement,
Marsal m’informa du lieu où nous nous rendions :
— Le jeune maître Pierre apprend le métier des armes
avec Cabusse.
Et qui était Cabusse, il ne le dit pas, et je ne le demandai
pas non plus, craignant que l’explication fût si longue et si désespérante que
je n’en verrais la fin. Peu de temps après, Coulondre parla, et je crois bien
que ce fut là sa seule parole en cette occasion :
— Qui peut comprendre qu’un jour on pend l’un, et que
le jour suivant on ne pend pas l’autre !
Il ajouta au bout d’un moment, montrant qu’il continuait à
réfléchir à l’affaire :
— C’est mieux ainsi, surtout pour toi…
Lors il me dévisagea tout à plein, un couple de secondes, et
je crus discerner, au milieu de ce rude visage couturé et barré de cicatrices,
une sorte de sourire et une expression amicale dans les yeux, signe le plus
fort qu’il pouvait sans doute montrer pour signifier que lui,
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