Le Baiser de Judas
préparer le repas. Pierre avait creusé dans le sable un
trou qu’il avait recouvert de braises et y glissait le pain qu’il voulait faire
cuire.
« Tu as raté quelque chose, Judas, lui
dit-il en le voyant. Ce bon vieux Matthieu, puisqu’il faut l’appeler comme ça
maintenant, nous a gavés de tout ce qui lui restait dans sa baraque. Il y avait
des oies absolument délicieuses. Oui, tu as raté quelque chose…
— J’ai surtout raté le plaisir de m’asseoir
à la table de ceux qui oppriment nos frères. L’oie ne t’a pas trop pesé, Pierre ?
Ou peut-être n’as-tu jamais remarqué que nous étions envahis par de grands
soldats en tunique rouge… »
Pierre ne semblait pas comprendre.
« Et après ? Tu crois que me priver
de manger aurait immédiatement fait venir le messie ? »
Il éclata d’un rire que Judas jugea tellement
stupide qu’il préféra lui tourner le dos.
Autour de Pierre trois ou quatre des
compagnons commentaient le festin. Ils décrivaient l’abondance des plats, mais
aussi l’arrogance des autres invités et la gêne que leur présence avait créée
quand Lévi les avait imposés.
« Tu as vu surtout la tête de la grosse
matrone, qui était avec les deux enfants. Elle avait l’air révoltée.
— Et quand Barthélémy a marché sur la
robe du grand brun ? »
Ils paraissaient tous ravis.
Judas ne se mêla pas au groupe. S’il vint
prendre sa part de pain, il s’assit loin des autres, ne les regardant même pas.
Il ne sentit qu’à l’air qu’il déplaçait que quelqu’un s’asseyait à côté de lui.
En se retournant, il croisa le regard de Simon le Zélote.
« Tu t’isoles ?
— Je hais leur contentement. Comme si ce
que nous souffrons depuis des années n’était que broutilles.
— À moi non plus, leur attitude n’a pas
plu… »
Judas dressa l’oreille.
« Tu t’es pourtant bien attablé avec eux…
— Je me suis attablé avec Jésus, car je ne
me sens pas encore le droit de le juger, comme tu l’as fait. Mais j’étais mal à
l’aise durant tout le repas…
— Et lui, comment s’est-il comporté ?
Tu crois qu’il est sincère ?
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce qui peut justifier ce qu’il a
fait ? Personne n’a réagi ?
— Si, bien sûr. Quelques pharisiens nous
ont insultés en nous voyant partir chez Lévi. Jacques s’est fait agresser :
“Pourquoi ton maître va-t-il manger chez ces pécheurs ?” lui disaient-ils.
Le pauvre Jacques, tu l’aurais vu… Déjà que le courage n’est pas sa vertu
première…
— Et Jésus, il s’en est rendu compte ?
— Il a fait comme si de rien n’était, puis
il s’est retourné et leur a dit comme à toi : “Ce ne sont pas les bien-portants
qui ont besoin de guérisseur, mais les malades”, et une autre phrase que je n’ai
pas bien comprise sur l’amour qu’il voulait et celui qu’on lui donnait. Il n’est
pas toujours clair…
— Si ce n’était qu’en paroles, hélas… »
Le silence se fit. Ils pensaient, chacun de
leur côté, à l’étrange chef qu’ils avaient choisi.
Jésus vint voir Judas le soir. Il tenait à la
main la bourse de la troupe.
« Tu veux sans doute continuer de t’en
occuper ?
— Je ne te comprends pas, Jésus.
— Tu n’es pas le seul. Suis-moi, et tu
verras.
— Je verrai quoi ?
— Si je le savais moi-même… Mais je sais
que tu verras. »
L’air de la nuit était parfumé de l’odeur des
bûches qui achevaient de se consumer.
« Comment as-tu pu ?
— Tu ne peux t’empêcher de poser les
questions ? Le monde doit toujours être clair autour de toi ? Mais
sais-tu qu’il est plein de mystères, et qu’il en sera toujours ainsi…
— Est-ce une raison pour cesser d’essayer
de comprendre ?
— N’y a-t-il pas une vérité supérieure à
celle que tu crois pouvoir appréhender ?
— Et c’est en mangeant avec l’ennemi que
tu penses l’atteindre ?
— En faisant cela et autre chose.
— Comment peux-tu oublier ce qu’ils nous
ont fait ?
— Je ne l’oublie pas, je le pardonne. Je
lutte contre l’horreur qu’ils représentent en la convertissant par l’amour.
— Et tu fais croire à tout le monde que
se battre contre eux est inutile, puisqu’il suffit d’aller manger à leur table
pour les retourner. Avec toi, nous ne pourrons bientôt plus haïr personne. Et
comment combattrons-nous ?
— Le combat sans la haine te
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