Le Baiser de Judas
les
collines, le vert se tachetait du blanc de petites fermes éparses.
Les frères de Jésus les arrêtèrent à l’entrée
de la ville. Un homme s’avança, qu’il avait vu deux ou trois fois dans l’atelier
de son père.
« C’est toi le prédicateur ? On te
connaît par ici. Va semer ton scandale ailleurs, sinon tu auras affaire à nous. »
Derrière eux, une vingtaine d’hommes les
attendaient, certains armés de gourdins.
« Que viens-tu faire là ? Nous
reconnaîtrais-tu maintenant ?
— Jacques ! Tu es mon frère, et je l’ai
toujours su. La seule chose que j’ai voulu dire, c’est que tous sont mes frères,
ceux qui me suivent autant que vous.
— Ceux-là n’ont rien de plus que les
autres ? »
De la main, Jacques désignait les trois hommes
à côté de lui.
« Eux ? Jude ? Simon ? Joset ?
Ceux avec qui tu as joué et que tu as quittés pour aller mener ta vie de
vagabond ?
— Ceux à qui tu as laissé tout le travail
et dont tu reviens partager l’héritage, renchérit Simon.
— Simon, que dis-tu ? N’es-tu pas
capable d’aller au-delà de cette mesquinerie que tu prêtes si facilement aux
autres…
— M’insulterais-tu ? »
Simon avait fait un pas en avant.
« Je ne t’insulte pas. J’essaie de vous
faire comprendre que mes vrais frères sont en Dieu et que vous ne valez pas
plus à mes yeux que tous ceux qui attendent Sa venue. Pas plus mais pas moins. J’ai
un devoir à accomplir.
— Et tu ne l’accompliras pas ici… »
Une pierre vola et vint taper le sol non loin
de Jésus. Judas sortit son poignard de sa gaine.
« Pourquoi ne pouvez-vous accepter que je
sois différent de vous ?
— Parce que c’est trop facile, s’exclama
Jude. Déjà petit, tu faisais tout pour nous ridiculiser. On ne comptait plus
tes extravagances et les moyens que tu employais pour te faire remarquer. Aujourd’hui,
tu nous a quittés et tu voudrais revenir à nouveau faire l’intéressant. Nous ne
voulons pas de toi. »
Les pierres volèrent à nouveau, plus
nombreuses cette fois, et la bande de Jésus dut reculer d’un pas.
« Vous voulez donc que je m’en aille ?
lança Jésus.
— Oui, nous le voulons. Et ne reviens pas.
Tu n’es pas le bienvenu ici. »
Derrière les frères de Jésus, la foule qui les
avait accompagnés criait elle aussi : « Dehors », « Non »,
« Nous ne voulons pas de toi ici. »
Judas vit les yeux de Jésus s’embuer. Il se
tourna vers ceux qui étaient les plus proches de lui.
« Allons, venez. Ce n’est pas la peine d’insister
et je ne veux pas me battre avec les miens. Nous irons ailleurs, là où on nous
accepte. »
La petite troupe fit demi-tour. Jésus s’enferma
dans sa tente, n’acceptant de recevoir que Judas. Il ne dit rien, mais Judas
sentit que sa présence lui faisait du bien. Ils s’endormirent l’un à côté de l’autre.
La nuit, ils entendirent la voix de Jean, qui essayait de savoir comment allait
son maître.
Ils quittèrent
Nazareth comme une armée en déroute. Les hommes traînaient les pieds. Judas
sentait que le cœur de Jésus était gros. Il tenta quand même de rappeler le
succès de sa mission et l’ampleur de ce qui avait déjà été accompli.
« Il y a encore six mois, personne ne te
connaissait.
— Mais il reste encore tant à faire, soupira
Jésus.
— Nous allons le faire, nous allons le
faire, répondit Judas.
— Tu sais ce qui me manque peut-être le
plus ? C’est ridicule… dit Jésus à Judas alors qu’ils marchaient.
— Quoi ?
— Je n’ai pas pu revoir le lutrin de la
synagogue.
— Le quoi ?
— Le lutrin. C’est moi qui avais fait
celui de la synagogue. J’étais jeune, encore, quatorze ou quinze ans. C’était
une grosse commande, et mon père m’avait mis dessus en me surveillant de près. Puis
il m’avait laissé de plus en plus la bride sur le cou. Je m’étais appliqué
comme jamais : j’avais même sculpté un renard et un faucon sur les pieds. C’était
sans doute maladroit, mais j’y avais mis tout mon cœur. Aujourd’hui, je suis
sûr qu’ils ne se souviennent même plus que c’est moi qui l’ai fait, et ils
iront prier autour après m’avoir maudit… »
Il soupira, parla du regret de n’avoir pas
revu la maison où il avait grandi, l’atelier où, jeune, il avait, calées sur un
âne récalcitrant, mené les planches à tailler, les murs noircis par la fumée
entre lesquels la famille s’allongeait
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