Le Baiser de Judas
jour, j’ai appris qu’il y avait avec lui un certain Judas, qui
venait de Chorazim. J’ai tout de suite su que c’était toi. Alors je suis partie
vous retrouver. Je suis arrivée la semaine dernière. Depuis, je l’écoute. Aujourd’hui,
je me suis décidée à venir te voir.
— Tu ne viens donc me voir que pour l’approcher ? »
Il y avait dans la voix de Judas une déception
qu’il ne chercha pas à cacher.
« Je voudrais bien croire », dit-elle.
Sa phrase plana entre eux deux.
« Depuis que je l’ai entendu, je sais qu’il
n’y a rien de plus important pour moi que de le revoir. Si jamais j’ai un peu
compté pour toi, présente-le-moi. »
Ce pathétique soudain ne ressemblait pas à
Marie et mit Judas mal à l’aise.
« Oui, bien sûr, je vais le faire. Mais, tu
sais, c’est un homme comme les autres. »
En la prononçant, Judas sentit combien sa
phrase était fausse et dictée par la jalousie.
« Viens, je vais te présenter. À cette
heure-ci, il doit se reposer. Cependant il fera une exception pour toi. »
Il était en même temps fier de montrer son
intimité avec Jésus.
Marie le suivit jusqu’à l’abri où le prêcheur
était allongé.
« Jésus ? » appela Judas.
Il se retourna. Bien qu’épuisé, les yeux
cernés, les cheveux sales, sa laideur particulièrement frappante, la bonté qui
se dégageait de ses traits était intacte.
« Oui ?
— Ça va ?
— Ça va. Un peu fatigué, mais cela
devrait passer. Ces derniers jours ont été rudes, et il fait tellement chaud
ces nuits-ci… »
Judas savait qu’en fait la montée à Jérusalem
angoissait particulièrement Jésus, surtout depuis sa reconnaissance par Pierre.
« Assieds-toi.
— Je suis avec une… une vieille amie. Elle
voulait te rencontrer. Je me suis permis de…
— Tu as bien fait. Tes amis sont
forcément les miens. Asseyez-vous. »
Marie restait au seuil de l’abri, intimidée.
« Entre, jeune femme, entre. Tu es ici
chez toi.
— Jeune, seigneur… Tu me flattes… ou ta
vue t’égare…
— Toute femme qui a envie de changer sa
vie est forcément jeune. N’est-ce pas ce qui te mène vers moi ? »
Une fois de plus, Judas fut stupéfait par la
facilité avec laquelle Jésus avait d’emblée su créer une intimité.
« Qui es-tu ?
— Une femme de mauvaise vie.
— Il n’est de mauvaise vie que celle qui
se passe sans l’amour des autres. As-tu aimé ?
— J’en ai même fait mon métier.
— Je n’entends pas cela dans ce sens.
— J’avais compris, excuse-moi. J’ai
essayé. J’ai parfois réussi, parfois échoué. Oui, j’ai aimé. Mais pas tout le
temps et pas tout le monde.
— Tu as donc encore des progrès à faire. Mais
tu es sur la bonne voie. »
Ce premier contact
fut décisif pour l’ancienne prostituée. Elle sut tout de suite que suivre cet
homme serait désormais son seul but.
Jésus l’intégra immédiatement au groupe de ses
intimes, lui accorda cette place qu’il avait refusée à ses sœurs comme à sa
mère. Cela n’alla pas sans causer des remous, et Pierre un jour se fit le
porte-parole des apôtres.
« Comment peux tu laisser comme cela t’approcher
de si près une femme, qui plus est une ancienne prostituée ?
— Peux-tu jurer que tu n’es jamais allé
voir une prostituée, Pierre ? »
Le pêcheur parut gêné.
« Cela a dû m’arriver une ou deux fois. Mais
ce n’est pas pareil.
— Et pourquoi n’est-ce pas pareil ?
— Parce que… »
Il bafouillait, très mal à l’aise.
« Je vais te dire pourquoi cela n’est pas
pareil, reprit Jésus. Parce que, dès qu’elle est arrivée ici, Marie a aimé. As-tu
aimé, toi, ces femmes que tu es allé visiter ?
— Pourquoi les aurais-je aimées ? Je
les payais pour ce qu’elles me faisaient, et voilà tout. »
Une sorte de découragement apparut sur les
traits de Jésus.
« Et voilà surtout comment tu n’as une
fois de plus rien compris à ce que j’essaie de vous dire. Quand je vois combien
vous, qui m’êtes si proches, avez du mal à me saisir et à vivre comme je le
souhaiterais, je me demande s’il n’est pas illusoire d’espérer convaincre des
gens que je ne fais que croiser. »
Pierre parut profondément vexé.
« Nous avons tout quitté pour te suivre. J’ai
laissé ma femme. Je vis comme un miséreux, je suis parti des heures sur les
routes, à me faire parfois huer et menacer de pierres, et tu dis que je ne
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