Le Baiser de Judas
jusqu’à l’enclos où les Romains devaient
venir les prendre. Quelques murmures accompagnèrent son passage. Sa bonne
fortune récente faisait de nombreux jaloux, et ceux qui le condamnaient le plus
férocement étaient ceux qui auraient volontiers fait comme lui s’il ne les
avait précédés.
Judas sut qu’il fallait agir vite. Il
raffermit sa main sur son arme et s’avança. Le fermier le vit arriver sans
sourciller, le prenant sans doute pour un acheteur. Se douta-t-il de quelque
chose ? Judas eut l’impression que son regard se figeait, mais il n’eut
guère le temps de se poser de questions. Il sortit son poignard et, d’un geste
puissant, le planta dans le ventre du marchand, l’étripant comme un cochon à l’abattoir.
Le sang coula tout de suite, et les tripes commencèrent à se répandre avant
même que l’homme ne soit à terre. À peine son coup donné, Judas s’éloigna. Des
cris retentirent derrière lui. Une femme hurla. Il ne se retourna ni ne
ralentit le pas.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
demanda à la cantonade un homme qui le croisait.
Le brouhaha le rattrapait.
« Je ne sais pas. Je n’ai pas vu », répondit-il.
L’autre le dépassa et se pressa vers l’endroit
où l’attroupement grossissait. La patrouille romaine s’ébranla.
Judas ne put réprimer un sourire, et continua
son chemin.
Les attentats se
multiplièrent. Collaborateurs, soldats romains, collecteurs d’impôts n’étaient
plus nulle part à l’abri. Comme des oiseaux de proie, Judas et ses complices
leur tombaient dessus. D’un coup de couteau, ils tranchaient les vies, laissant
des cadavres qui terrorisaient ceux qui les voyaient. Barabbas de son côté, sans
avoir eu besoin de rien dire ni de signaler sa responsabilité dans les meurtres,
resserra sa prise sur les villages. Ceux qui entouraient les grottes étaient
désormais soumis à un impôt payé en nourriture et en travail de forge. Les
quantités avaient été fixées de manière à ce que la ponction ne provoque aucune
disette. Pourtant, dans bien des endroits, la grogne se faisait entendre. À
Sayed, trois jeunes paysans, exploitant en commun le même champ, avaient chassé
à coups de pierres les hommes de Barabbas venus chercher ce qu’ils
considéraient maintenant comme leur dû. Le lendemain, on les avait retrouvés
pendus aux trois branches d’un vieux figuier, à l’entrée du bourg.
Nathanaël avait
tenté de protester contre une évolution qu’il jugeait dangereuse. Il avait même
menacé de quitter la troupe, mettant Barabbas au défi de l’en empêcher ou de le
faire tuer. Barabbas, finement, avait refusé l’affrontement.
« Je comprends tes scrupules, Nathanaël, lui
avait-il dit. Il est deux types de gens nécessaires à la révolution : ceux
qui comme toi sont capables de la rêver et ceux qui comme moi sont capables de
la construire. Il faut que tu sois à nos côtés pour nous empêcher d’oublier ce
pour quoi nous luttons. Mais il faut que nous puissions nous battre comme nous
l’entendons. Si tu veux partir, tu peux. J’ai en toi pleine confiance, et je
suis sûr que tu ne nous dénonceras jamais. Mais je te regretterai plus que n’importe
quel autre d’entre nous. Tu nous quitteras dimanche si tu le souhaites. D’ici
là, réfléchis. Bien sûr, tu ne participeras plus à la vie du groupe, puisque tu
envisages de le quitter. »
Le piège avait fonctionné. Devenu inutile, fui
par ses congénères qui se méfiaient de lui, Nathanaël se retrouva totalement
désemparé. Il resta. Il évita même de se demander si réellement Barabbas l’eût
laissé partir comme il le prétendait. Mais il savait désormais à quelles
conditions il était toujours là.
Ses liens avec Judas
ne retrouvèrent jamais la simplicité qu’ils avaient à l’époque de leurs
tournées communes. Nathanaël continua de lui dire tout ce qu’il ne pouvait plus
dire à Barabbas. Mais Judas ne l’écoutait plus. Il était devenu quelqu’un, et
Barabbas savait aussi jouer de cette vanité, il eut quinze ans, puis seize. Sa
haine pour les Romains était d’autant plus forte qu’elle pouvait maintenant s’appuyer
sur le concret de ses exploits. Son audace avait fait de lui un modèle pour les
nouvelles recrues, et Barabbas l’avait chargé d’en former quelques-unes. Il
avait trouvé sa voie, prenait à tuer un plaisir qu’il dissimulait encore sous
le couvert de la cause.
*
* *
Il ne serait pas
retourné à
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