Le Baiser de Judas
le saluait, tout de blanc vêtu.
« Si tu as d’autres commandes de vases à
faire, nous sommes à ta disposition. »
Cette remarque d’ordre commercial remit leurs
relations sur un plan normal et leur permit de dissiper la gêne qui naissait.
Quand il quitta les lieux, le soleil était au
zénith.
CHAPITRE 10
Judas retourna plusieurs fois chez les
esséniens. Il revit longuement Ézéchias, se laissa à nouveau prendre au charme
de cette vie qu’il savait n’être pas pour lui. L’action lui manquait de plus en
plus, et il lui arrivait de passer des nuits entières sans dormir, les mains
crispées autour d’un poignard imaginaire. Les heures les plus dures étaient
celles du petit matin quand, dans un demi-sommeil, il revivait les moments à la
fois les plus angoissants et les plus exaltants de sa clandestinité et se
réveillait trempé de sueur avec au ventre un intense sentiment de frustration.
Cela dura six mois. Puis un homme qu’il ne
connaissait pas vint le contacter.
« Il faut que tu viennes la veille du
sabbat au carrefour de la route de Béthoron, à la tombée de la nuit. Barabbas t’attendra :
il a des choses à te dire. »
L’homme ressortit aussi vite qu’il était entré.
Judas se demanda s’il s’agissait d’un piège, mais il écarta la question, trop
impatient à l’idée d’une nouvelle rencontre.
Il se rendit au rendez-vous, au carrefour de
deux routes trop dangereuses la nuit pour qu’il y ait encore du trafic. Un seul
homme passa, qui chantait une chanson contre les sadducéens :
Ils sont tous grands prêtres, leurs fils sont trésoriers.
Leurs gendres inspecteurs du sanctuaire.
Et leurs valets rossent le peuple.
À coups de massue.
Il toisa le jeune
homme, provocant.
L’air était frais. Judas s’adossa à un figuier,
et regarda les étoiles. À les voir immobiles, il sentit que sa vie était dans
une impasse. L’impression que son destin allait à nouveau changer ne l’abandonnait
pourtant pas, et il rit d’aise en voyant d’un coup une étoile filante modifier
la carte qu’il avait sous les yeux, s’imaginant que la rencontre de ce soir
allait pareillement réorienter son existence.
Il ne se trompait pas.
Barabbas arriva
alors qu’il s’était endormi. Judas ne le reconnut pas d’emblée : il avait
rasé sa barbe, s’était habillé de guenilles et traînait derrière un bâton sa
lourde carcasse comme s’il avait du mal à marcher.
« Puis-je m’asseoir à côté de toi, mon
gars ? » demanda-t-il à Judas.
Judas s’apprêtait à se pousser quand il
réalisa qui s’adressait à lui.
« Je crois que tu peux : il fait
nuit, et nous sommes seuls.
— Je sais, mais je ne suis pas sûr de ne
pas être suivi. S’il y a quoi que ce soit, mieux vaut que l’on nous croie
étrangers l’un à l’autre. Parle sans me regarder. Comment vas-tu ?
— Cela fait longtemps que je n’ai pas eu
de tes nouvelles.
— J’aurais aimé t’en donner. Mais nous
avons eu… Nous avons eu des revers. »
Les mots avaient du mal à franchir ses lèvres.
« Les Romains ont arrêté plusieurs d’entre
nous. Ils n’ont pu résister à la torture. Tu te souviens d’Isaïe, le fils de
Zébédée… Il a dû arriver quelques mois après toi. »
Judas revit un petit brun d’une vingtaine d’années.
« Ils l’ont pris avec une arme sur lui. Quand
ils lui ont cousu les paupières pour l’obliger à regarder sa mère et sa sœur se
faire violer, il a parlé. Les soldats ont investi nos repaires. Même si les
guetteurs ont pu nous prévenir suffisamment à temps pour que beaucoup s’égaillent
dans les galeries, ils en ont quand même capturé une trentaine, et pas les
moins courageux. Plusieurs ont été abattus. Quelques-uns vont être jugés, et
exécutés pour l’exemple. C’est le coup le plus dur qui nous soit arrivé depuis
la mort de Juda.
— Le mouvement est décapité ?
— Quand même pas. La plupart des chefs
ont pu s’échapper. Mais il faut tout reconstruire. »
Judas sentit une grosse boule se nouer dans sa
gorge.
« Qui est mort ?
— Je n’ai pas encore la liste complète :
tous ceux qui ont fui n’ont pas encore pu renouer. Mais c’est déjà sûr pour Ézéchiel,
Barnabé, Élie, Zachée… »
Judas voyait un visage derrière chaque nom.
« Et… Nathanaël ? » osa-t-il
demander.
« Non. Lui a pu s’échapper, mais je ne
sais pas encore où il est. »
Un soulagement qu’il jugea
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