Le Baiser de Judas
jour Jephté.
— Oui ?
— Ce soir, je reçois quelques amis, des
pharisiens du Temple. Ce serait bien que ces gens-là te voient, maintenant que
tu vis avec nous. »
Judas maugréa, puis acquiesça. S’il voulait
effectivement remplir correctement l’étrange mission que lui avait confiée
Barabbas, il devait supporter quelques mondanités.
Les invités arrivèrent à trois, vêtus avec
austérité. Ils se nommaient Philon, Siméon et David, et Judas apprit plus tard
qu’ils étaient surtout importants dans les circuits d’approvisionnement du
Temple en bougies et chandeliers. Ils s’inclinèrent devant Judas, puis se
mirent à discuter comme s’il n’existait pas.
« On a pillé la villa de Joseph, se
plaignit Philon.
— Cela devient endémique, reprit Siméon. Je
ne sais pas ce que donne la pax romana dans la cité mère, mais ici…
— Je crains que ce ne soit guère mieux. Tibère
est sous la coupe de Séjan, et les promotions s’obtiennent à la délation. Les
procès se multiplient, tous en faveur du même favori. Curieusement, la plupart
de ses victimes laissent avant de succomber à sa loi des testaments en sa
faveur… Alors, dans sa bonté, il rend un tiers de l’héritage à la veuve ou à l’orphelin.
Admirable personnage, fruit d’une admirable civilisation. »
L’homme rit, et son rire apporta sur son
visage une note de cruauté. Il se servit abondamment de vin de Rezia. Les deux
autres ne prirent que de l’eau, servie dans des récipients en pierre, seuls
aptes à en garantir la pureté.
« Que ces fonctionnaires romains sont
médiocres, poursuivit Philon. Tu me diras, pourquoi l’Empire se serait-il
embarrassé à envoyer ses meilleurs hommes aux confins du monde, sur une terre
rebelle en plus ?
— Pourtant, la région les attire. Même
eux en ont assez de la triade du Capitole. Fini les dieux civiques : place
aux charmes de l’Orient, aux divinités proches et familières, à Dionysos, à
Asclépios, à Isis et Sarapis, à Atargatis. »
« Dis-moi, Siméon… demanda David après un
court silence. Un vase tourné dans une terre qui a été apportée en charrette
par un non-Juif doit-il être cassé ou peut-il être conservé ?
— On en a longuement discuté l’autre jour
à la kenesset. Il y avait encore quelques personnes pour affirmer que non. Mais
la plupart sont convenues que oui, c’était possible.
— Ce qui ne dit pas s’il est envisageable
de boire dedans pendant le sabbat. »
Deux heures après, ils en parlaient encore. Judas
devait s’apercevoir qu’il arrivait toujours un moment où la discussion prenait
ce cours, et où l’on se mettait à examiner interminablement des conséquences
pratiques que les textes n’avaient pas prévues. Les pharisiens, pourtant laïcs,
étaient devant la Loi transis comme des enfants devant la voix d’un père sévère.
La commenter devenait un de leurs jeux préférés, jeu dont la stérilité
apparaissait effroyable à Judas. Certains s’estimaient même résister avec
courage au pouvoir romain parce qu’ils bâtissaient ainsi un système d’interdits
complexe sur le rejet de tout ce qui n’était pas juif.
Judas s’efforça d’être aimable quand des invités
de marque venaient rendre visite à son hôte. Mais son inculture le gênait. Il
tentait désespérément de se rappeler ce que Nathanaël avait essayé de lui
apprendre, souvent en vain. Alors il écoutait. Son intelligence lui permettait
de plus en plus souvent, même s’il n’avait pas encore le bagage théorique
suffisant pour étayer ses arguments, de donner de temps en temps un avis.
« Que faites-vous d’autre que créer pour
vous-mêmes des règles qui ne concernent que vous ? leur demanda-t-il un
jour. Quand vous aurez décidé que tout ce qui vient de l’étranger ou que tout
ce qui a été touché par un étranger est impur, en quoi aurez-vous fait baisser
d’un pouce la puissance des Romains ?
— Nous aurons sauvé l’âme d’Israël, répondit
avec pédanterie l’un d’entre eux. Nous l’aurons sauvegardée pour le jour où le
messie viendra. »
Jephté recevait les
pharisiens les plus en vue : des scribes, des commerçants, des conteurs de
la Loi. Il reçut même à un moment Caïphe, le président du Sanhédrin, qui, lui, était
un sadducéen notoire. Depuis l’arrivée des Romains, la place de grand prêtre
était devenue amovible, et celui qui l’occupait ne devait son maintien qu’à
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