Le Baiser de Judas
prêtres ?
— Dans le fond, pourquoi nous
battons-nous ? »
Il paraissait attendre la réponse avec une
impatience naïve. Judas joua le jeu.
« Pour nous débarrasser du joug des
Romains.
— Oui, mais après ?
— Pour que le royaume d’Israël soit
installé.
— Par qui doit-il être installé ?
— Par Dieu. Par le messie qui viendra en
Son nom.
— Voilà, par le messie.
— Mais nul ne sait qui il est ni sous
quelle forme il doit venir. Il n’y a pas un texte où il soit clairement
mentionné.
— Ce n’en sera que plus facile de le
modeler à notre guise. Les Romains incarnent les péchés d’Israël. Si Israël
était pur, ils ne se seraient jamais installés parce que Dieu ne l’aurait pas
permis. Nous ne les chasserons donc que si Dieu est avec nous. Avant de nous
battre, il faut qu’il nous lave de nos fautes. La fin des temps approche. Regarde
le succès des “apocalypses”. »
— Sadoq et Juda le Gaulanite le disaient
déjà.
— Peut-être ai-je commis l’erreur, quand
nous avons été envahis par les docteurs de la Loi, de ne pas les écouter
davantage. Le devoir de chasser les Romains est religieux encore plus que
politique. Il n’a de sens que s’il sert à rendre à Dieu ce dont l’oppression
païenne Le prive.
— D’accord. Et après ?
— Nous n’avons jamais accordé
suffisamment de place à la foi dans nos troupes. Nous n’avons jamais eu la
force des prêtres pour faire passer et avancer nos idées.
— Parce que les prêtres sont tous du côté
des Romains. J’ai vécu suffisamment longtemps près de ce nid de vipères qu’est
le Temple pour t’assurer qu’il n’y a vraiment rien à attendre d’eux.
— D’eux, non. Mais les sectes sont de
plus en plus nombreuses. Regarde le tahib : il a rassemblé en Samarie des
foules entières au pied du mont Garizim.
— Mais c’était en Samarie : quelle
valeur a ce qui se passe chez ces chiens ? Et, de toute façon, à quoi cela
a-t-il servi ? Pilate a envoyé ses troupes, et les morts ont été nombreux.
— Qu’importe : ils étaient là, réunis.
Ils n’ont pas été assez forts, c’est tout. Tu connais les esséniens ?
— J’ai passé quelques journées à Qumran.
— Ils ont essaimé dans la région. Les
sectes se multiplient, menées tantôt par des illuminés tantôt par de vrais
hommes de Dieu. La plupart ne protestent pas directement contre Rome, mais
plaident avec une telle ferveur pour le dieu d’Israël et l’accomplissement de
sa volonté que c’est à peu près la même chose. Elles se chicanent sur des
points de détail, mais sont finalement très proches. Sur l’essentiel, elles
seraient toutes prêtes à suivre celui qui saurait les unir. Et le peuple n’attend
qu’une chose : qu’un roi de la famille de David, un grand guerrier qui
irait de victoire en victoire, vienne les aider à secouer le joug romain. Ils l’attendent
physiquement, et non seulement dans leurs prières.
« J’ai rencontré quelques-uns de ces
prédicateurs, parfois je les ai suivis. Il y a en ce moment par exemple près du
Jourdain, non loin d’ici, un nommé Jean, qui plonge les gens dans l’eau et se
répand contre Hérode en imprécations redoutables. Il le conspue, insulte sa
femme, lui jette son mariage à la figure en permanence.
— Et tu penses que nous devrions lui
demander de prendre la tête de nos troupes ?
— Non, pas à ce point. »
Il étouffa un rire.
« Mais je crois que nous aurions intérêt
à essayer de nous lier à l’un de ces groupes. Ils sont capables de porter nos
projets plus haut que nous ne l’avons fait nous-mêmes, et ils sont tolérés. Le
handicap de la clandestinité devient trop fort. Si nous suivions un de ces
groupes, nous pourrions grandir dans son ombre. Le nom de Dieu est aujourd’hui
plus fort que l’idée de révolution. »
Judas laissa passer quelques instants avant de
réagir.
« Et que voudrais-tu que je fasse, parce
que je suppose que tu ne m’exposes pas ces idées pour le seul plaisir de la
discussion ?
— Tu t’es fait oublier. Tu peux t’introduire
sans faire tache dans des milieux plus haut placés que moi, et tu connais des
gens parmi les prêtres. Je voudrais que tu te renseignes sur ces groupes et que
tu essaies d’en trouver un qui pourrait nous aider. »
Judas ne répondit pas tout de suite.
« Laisse-moi le temps de réfléchir à tout
cela. Merci en tout cas de ta
Weitere Kostenlose Bücher