Le Bal Des Maudits - T 1
Autriche, et dont les voix fortes et assurées contraignaient, dans les grands cafés, tous les autres consommateurs à garder le silence. Il souhaita que l’un de ces jeunes lords fût aujourd’hui du nombre des officiers gisant sur le sable sanglant, les entrailles déchirées et les fesses à l’air.
Hardenburg agita la main.
– Cessez le feu, dit-il.
Les mitrailleuses s’arrêtèrent. Le mitrailleur le plus proche de Christian suait à grosses gouttes. Il soupira, s’essuya le visage et s’appuya lourdement sur le canon de sa pièce.
– Diestl, appela Hardenburg.
– Oui, mon lieutenant.
– Je veux cinq hommes… et vous-même.
Hardenburg commença à descendre, dans le sabl e lourd, vers le théâtre du massacre.
Christian fit signe à cinq hommes, au hasard, et suivit le lieutenant.
Hardenburg marchait sans hâte, le pistolet à la ceinture, les bras raides se balançant à ses côtés. Christian et les autres marchaient juste derrière lui. Ils parvinrent à l’Anglais qui avait couru vers eux, en tenant son pantalon. L’homme avait été touché plusieurs fois, à la poitrine. Ses côtes fracassées saillaient en esquilles blanches et rouges des lambeaux sanglants de sa veste, mais il vivait encore. Ses yeux inexpressifs regardaient Hardenburg. Le lieutenant sortit son pistolet de son étui, l’arma et tira deux fois, sans viser, vers la tête de l’Anglais. Le visage de l’Anglais disparut. Il grogna une fois. Hardenburg rengaina son pistolet et poursuivit son chemin.
Ils dépassèrent, ensuite, un groupe de six hommes. Tous semblaient morts, mais Hardenburg dit : « Mieux vaut en être sûrs », et Christian leur logea dans le corps quelques balles supplémentaires. Mécaniquement. Sans rien ressentir.
Ils atteignirent la ligne des brûlots du petit déjeuner. Christian observa avec quel soin les boites de conserves avaient été criblées de trous pour augmenter le rendement de ces petits poêles improvisés. L’air sentait le thé répandu, le bois et le caoutchouc brûlés, et une odeur de chair rôtie émanait des camions, où plusieurs hommes avaient été surpris par les flammes. Un homme , avait sauté d’un camion, les vêtements en feu. Il gisait sur un coude, sa tête calcinée levée vers l’horizon, dans une posture étrangement vivante. Un obus avait complète ment déchiqueté un soldat, dont les deux jambes nues gisaient près d’un camion, dans un mélange de thé, de sucre et de boîtes de corned-beef éventrées.
Assis au volant d’un des camions, un homme avait en la tête presque séparée du tronc par une rafale de mitrailleuse. Christian l’examina. C’était un visage d’ouvrier, avec de fortes mâchoires musculeuses et cette expression de servilité superficielle et d’obstination profonde si commune aux visages britannique s. L’ homme avait eu des fausses dents. Elles pendaient à demi hors de sa bouche et donnaient à ses lèvres une expression de sinistre ironie. Il était rasé de près, les mâchoires rouges et irritées sous les cheveux grisonnants de ses tempes. « Un de ceux qui se rasaient, pensait Christian. Il aurait pu s’épargner le feu du rasoir, aujourd’hui. »
Çà et là, un bras bougeait, un râle montait de la terre. Le détachement se dispersa, et des coups de feu retentirent, sur toute la surface du campement. Hardenburg trouva la voiture qui avait été utilisée par l’officier chargé de commander le convoi. Il y préleva quelques cartes, des documents dactylographiés et la photo d’une femme blonde avec deux enfants, qu’il découvrit dans l’étui protecteur d’une des cartes. Pris il incendia la voiture.
Lui et Christian la regardèrent brûler.
– Nous avons eu de la chance, dit Hardenburg. Ils s’étaient arrêtés juste au bon endroit.
Il ricana. Christian sourit. Cela n’avait rien de commun avec l’escarmouche tragi-comique, sur la route de Paris, le marché noir et le travail de police dans la région de Rennes. C’était la guerre, la vraie, enfin, et ces morts qui les entouraient étaient précieux, tangibles, substantiels. Même l’Amérique ne pouvait plus rien pour ces Anglais.
– Très bien. – Hardenburg rappela ses hommes. – Tous ceux que vous avez manqués peuvent rentrer chez eux. En route !
Ils reprirent le chemin de la crête. Là-haut, sur la cime, le reste de la patrouille se découpait contre le ciel, et Christian réalisa, soudain, à quel point ils
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