Le Bal Des Maudits - T 1
indulgent, presque affectueux, comme celui d’une grande personne observant les ébats maladroits d’un bébé dans son parc. Mais Hardenburg ne donnait pas le signal. Christian s’allongea dans le sable, sans quitter les Anglais des yeux, et attendit.
L’eau bouillait, en bas, et des petits nuages de vapeur s’élevaient dans l’air agité. Christian vit les Tommies mesurer soigneusement le thé, le sucre et le lait condensé. « Ils le feraient plus fort, pensa-t-il, s’ils savaient qu’ils n’auront pas besoin du reste pour le déjeuner, ou pour le repas du soir. »
Un homme se détacha de chaque groupe, pour aller ranger dans les camions les boîtes de conserves et les sacs de sucre. Un par un, les Tommies plongèrent leurs tasses dans le breuvage bouillonnant et s’éloignèrent en les portant avec précaution. Occasionnellement, une saute de vent apportait la rumeur indistincte des rires et des paroles échangées par les hommes, tout en savourant leur petit déjeuner. Christian passa sa langue sur ses lèvres. S’ils pouvaient savoir, avant de mourir, à quel point il les avait enviés ! Il n’avait rien mangé depuis la veille et rien bu de chaud depuis qu’ils avaient quitté leur propre poste de commandement. Il pouvait presque sentir la lourde odeur de la buée parfumée, le goût généreux de l’épais breuvage.
Hardenburg ne bougeait pas. Et toujours le sourire figé, cette façon agaçante de fredonner entre ses dents. Pour l’amour de Dieu, qu’attendait-il donc ? D’être découvert ? D’avoir à combattre, au lieu de massacrer à loisir ? D’être repéré par un avion ? Christian regarda autour de lui. Les autres hommes étaient accroupis dans des positions inconfortables, bizarrement contrefaites, et fixaient sur le lieutenant des regards ennuyés. À la droite de Christian, un homme tenta d’avaler une salive absente, et sa gorge émit un son ridiculement métallique.
« Cette tension lui plaît, pensa Christian en reportant son regard sur le lieutenant. L’armée n’a pas le droit de placer des soldats sous le commandement d’un tel homme. C’est assez désagréable sans cela. »
Ici et là, parmi les Britanniques, des hommes commençaient à bourrer des pipes ou à griller des cigarettes, donnant au tableau une touche supplémentaire de détente et de sécurité et infligeant à Christian, par la même occasion, un véritable supplice de Tantale. Évidemment, il était difficile, à cette distance, d’étudier l’allure générale des hommes, mais ils semblaient appartenir au type ordinaire de soldats anglais, ni très gros, ni très athlétiques, mais calmes et méticuleux.
Quelques-uns avaient terminé leur petit déjeuner et nettoyaient méthodiquement leurs gamelles avec du sable avant de rejoindre les camions et de commencer à rouler leurs couvertures. Bientôt, les hommes de service aux mitrailleuses descendirent de leurs perchoirs pour aller chercher leur propre déjeuner. Pendant deux ou trois minutes, tous les sièges de mitrailleurs demeurèrent vacants. « Voilà ce qu’il attendait », pensa Christian. Vivement, il se retourna pour voir si tout le monde était prêt. Personne n’avait bougé. Ils étaient tous à leur poste, dans les mêmes positions inconfortables.
Christian regarda Hardenburg. Sans doute avait-il remarqué que tous les mitrailleurs avaient déserté leurs sièges, mais il n’en laissa rien voir. Toujours le même sourire, la même petite chanson agaçante.
« Ses dents sont certainement ce qu’il a de plus laid, nota Christian. Longues, larges, irrégulières et mal plantées, avec des espaces vides entre les incisives. Il devait lui être impossible de boire en silence, avec des dents pareilles ! Et si content de lui-même, par surcroît ! Il le portait sur toute sa personne, allongé, là, dans le sable et souriant derrière ses jumelles, et sachant que les regards de ses hommes étaient fixés sur lui, dans l’attente du signal qui les délivrerait de la torture de l’attente, sachant qu’ils le haïssaient, qu’ils avaient peur de lui, et qu’ils ne pourraient jamais le comprendre. »
Christian écarquilla les yeux et regarda les Anglais, une fois de plus, à travers un étrange brouillard, essayant d’effacer de ses rétines l’image du visage ironique et maigre de Hardenburg. D’autres sentinelles avaient pris place derrière les mitrailleuses. L’un des soldats était tête nue. Il avait les
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