Le Bal Des Maudits - T 1
cheveux blonds et fumait une cigarette. Il avait ouvert son col et se chauffait aux rayons du soleil levant. Il paraissait fort à son aise, assis sur le siège du mitrailleur, la cigarette pendante aux lèvres, les mains posées sur la culasse de son arme, dont le canon était directement pointé vers Christian.
« Trop tard, pensa Christian. Il a manqué sa meilleure chance. Qu’attend-il, maintenant ? J’aurais dû me renseigner sur lui, pendant que j’en avais l’occasion. Auprès de Gretchen. Quelle mouche l’a piqué ? Quel but poursuit-il ? Qu’est-ce qui l’a rendu ainsi ? Que faire ? Allons, allons, implorait mentalement Christian, tandis que deux officiers anglais s’éloignaient un peu du convoi, serviette sur le bras et papier hygiénique à la main. Allons, allons, donne le signal…
Mais Hardenburg ne bougeait pas.
Christian sentit sa gorge se serrer encore davantage. Il avait froid, plus froid que lorsqu’il s’était éveillé. Ses épaules étaient agitées de spasmes intermittents, convulsifs, et il n’y pouvait absolument rien. Sa langue gonflée emplissait sa bouche, et les cassures de ses lèvres étaient pleines de grains de sable. Il regarda sa propre main, qui reposait, comme celle du Tommy, sur la culasse de son arme et essaya de remuer les doigts. Ils bougèrent lentement, bizarrement, comme s’ils eussent obéi à quel qu’un d’autre que lui-même. « Je n’y arriverai pas, pensa-t-il stupidement. Il va donner le signal, et je vais essayer de lever ma mitraillette, mais je n’y arriverai pas. » Les yeux lui brûlèrent, il les écarquilla, de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’ils pleurent et que les quatre-vingts hommes, et les dix camions et les douze feux se confondent enfin et deviennent une seule masse grouillante.
Ç’en était trop. Beaucoup trop ! Il ne pouvait plus supporter de regarder s’éveiller ces hommes qu’ils allaient tuer et les voir préparer leur petit déjeuner, allumer des cigarettes, soulager leurs intestins. Ils étaient quinze ou vingt, maintenant, accroupis, le pantalon baissé, à quelque distance des camions… Le régime des soldats, dans n’importe quelle armée… Si on ne le fait pas pendant les dix minutes qui suivent le petit déjeuner, il est rare qu’on en trouve le temps, ensuite, avant le couvre-feu… Quand on part pour la guerre, au son des tambours et des bugles et dans le claquement des bannières, à travers les rues propres des villes civilisées, on ne se doute pas qu’il faudra attendre dix heures, dans le sable coupant et froid d’un désert jamais encore traversé, même par les Arabes, pour voir vingt Anglais s’accroupir au-dessus de vingt petits trous sanitaires, dans le désert de Cyrénaïque. « Quel dommage que Brandt ne puisse prendre cette photo-là pour le compte de la FrankfurterZeitung… »
Christian entendit un son curieux, modulé. Il se retourna lentement. Hardenburg s’esclaffait.
Précipitamment, Christian regarda ailleurs, puis ferma les yeux. « Il faut que cela finisse, pensa-t-il. Il faut que ces Anglais finissent, que le soleil, le vent, l’Afrique, il faut que la guerre finisse, que le rire du lieutenant finisse, que le lieutenant lui-même finisse… »
Puis il y eut un bruit, derrière lui. Il ouvrit les yeux et, un instant plus tard, vit exploser le premier obu s . Il comprit que Hardenburg avait donné le signal. L’obus frappa de plein fouet le mitrailleur blond qui fumait une cigarette, et le mitrailleur blond disparut.
Le camion se mit à brûler. D’autres obus explosèrent parmi les autres camions. Les mitrailleuses furent poussées jusqu’à la crête de l’arête rocheuse et commencèrent à arroser le convoi. Les petites silhouettes s’égaillèrent bêtement, dans toutes les directions. Les accroupis couraient maladroitement en tentant de remonter leurs pantalons et tombaient un par un, fauchés par les rafales de mitrailleuse, les fesses luisantes sous le soleil du désert. Un homme se rua vers la crête, comme s’il ne savait pas d’où partaient les rafales. Soudain, il aperçut les mitrailleuses, alors qu’il n’en était plus qu’à une centaine de mètres, et, après une seconde d’immobilité stupéfaite, il tourna bride, soutenant son pantalon d’une main et tenta de s’enfuir. Quelqu’un l’abattit, négligemment, comme pour s’excuser de l’avoir oublié.
De temps à autre, Hardenburg s’esclaffait et jetait aux servants du
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