Le Bal Des Maudits - T 1
reprochait un peu de se préoccuper de son propre bonheur pendant que tous ses amis s’enfonçaient chaque jour plus avant dans les horreurs de la guerre, mais son abstinence ne hâterait pas la défaite de Hitler, ni son célibat, la reddition de l’empereur du Japon… Et Hope s’était montrée convaincante.
Mais elle aimait beaucoup son père, un Presbytérien pratiquant de la vieille école, obstinément enraciné, depuis l’enfance, dans cette dure portion du monde, et jamais elle n’aurait accepté de se marier sans son consentement. « Oh, Dieu ! pensa Noah, en regardant, sans le voir, un marin vautré sur la banquette d’en face, la bouche ouverte et les pieds plus hauts que la tête, oh, Dieu ! pourquoi tout est-il si compliqué ? »
Une briqueterie apparut, le long de la voie. Puis une vision rapide d’une rue blanche, austère et compacte, avec un clocher à chaque extrémité. Puis Hope, sur le quai, qui fouillait du regard le défilé des fenêtres gelées.
Il sauta du train avant qu’il soit complètement arrêté, glissa sur un bloc de neige durcie, leva les bras pour retrouver son équilibre et faillit laisser choir sa valise de similicuir.
– C’est de la glace, jeune homme, lui jeta un vieillard qui poussait devant lui une énorme malle. De la glace ! Et ça glisse !
Puis, Hope courut vers lui. Elle était pâle et visiblement agitée. Elle ne l’embrassa pas. Elle s’arrêta à un mètre de lui.
– Oh ! Mon Dieu ! Noah, dit-elle. Tu as besoin de te raser.
– L’eau était gelée, répliqua-t-il, légèrement irrité.
Ils restèrent un instant immobiles, l’un devan t l’autre, sans oser parler. Noah, d’un regard circulaire, s’assura qu’elle était seule. Deux ou trois autres voyageurs étaient descendus à cette même gare, mais il était très tôt, et personne n’était venu les accueillir à leur descente de wagon, et ils avaient déjà disparu. Le train redémarra et, en dehors du vieillard à la malle, Noah et Hope eurent la gare pour eux tous seuls.
« Échec sur toute la ligne, pensa Noah. Ils l’ont envoyée en éclaireur pour m’apprendre la nouvelle avec ménagements. »
– Tu as fait bon voyage ? dit Hope, d’un ton faussement intéressé.
– Très bon, répondit Noah.
Elle paraissait étrange et froide, emmitouflée dans un vieux manteau, une écharpe nouée sur la tête.
Le vent du nord traversait en se jouant l’épais pardessus de Noah.
– Allons-nous passer notre Noël dans cette gare ? s’informa doucement Noah.
– Noah… dit Hope d’une voix qu’elle s’efforçai t en vain d’affermir. Noah… je ne leur ai pas dit.
– Quoi ? demanda bêtement Noah.
– Je ne leur ai pas dit. Rien. Je ne leur ai pas dit que tu venais. Ni que je veux t’épouser. Ni que tu es Juif. Ni même que tu existes.
Noah avala sa salive. « Quelle drôle de façon de passer sa journée de Noël », pensa-t-il en regardant les tristes collines. Mais il dit :
– Ça ne fait rien.
Il ne savait pas lui-même ce qu’il avait voulu dire. Hope avait l’air si désespérée, dans son écharpe et son vieux manteau, avec son visage tout pincé par le froid du matin, qu’il n’avait pu faire autrement que la consoler.
– Ça ne fait absolument rien, répéta-t-il, du ton d’un hôte affable disant à un invité maladroit que le verre qu’il vient de laisser tomber n’avait pas la moindre valeur. Ça ne fait rien, Hope, ne t’inquiète pas.
– Je voulais le faire, dit Hope. Elle parlait si bas qu’il avait du mal à la comprendre. J’ai essayé. Hier soir, j’allais parler… – Elle secoua la tête. Nous revenions de l’église, et je croyais pouvoir rester seule dans la cuisine avec mon père. Mais mon frère était arrivé de Rutland, dans l’intervalle, avec sa femme et ses enfants. Ils se sont mis à parler de la guerre et mon frère – il est idiot – a dit qu’aucun Juif ne se battait et qu’ils étaient en train de gagner de l’argent, comme d’habitude, et mon père se contentait de hocher la tête, sans que je puisse savoir s’il approuvait ou s’il s’endormait, comme il le fait tous les jours à cette heure-là, et je n’ai pas pu…
Ça ne fait rien, répétait toujours Noah. Ça ne fuit absolument rien.
Il remua les mains, sous ses gants, parce qu’il les sentait s’engourdir. « Il faut que je déjeune, songea- t-il, j’ai besoin d’une bonne tasse de café. »
–
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