Le Bal Des Maudits - T 1
ligne, la victoire signifiait seulement qu’il avait une bonne chance d’être tué avant peu et qu’il lui faudrait vivre encore dans un trou répugnant, et les hommes qui l’entouraient puaient autant dans le triomphe que dans la défaite.
Il n’avait passé que quinze bons jours, à Cyrène, où ils avaient dû le renvoyer avec la malaria. Il avait fait plus frais, là-bas, il y avait eu de la verdure, et il s’était baigné dans la Méditerranée.
Quand Himmler avait rapporté que le plan du Haut Commandement allemand était d’établir le contact aux Indes avec les Japonais, Knuhlen, qui avait, depuis peu, repris le rôle de Himmler, en tant que clown de la compagnie, s’était écrié : « Que ceux qui veulent établir le contact avec les Japonais l’établissent. Quant à moi, si ça ne dérange personne, je n’irai pas plus loin qu’Alexandrie, et je me contenterai d’établir le contact avec une de ces paires de fesses italiennes qui courent les rues, là-bas, paraît-il. »
Christian ricana dans l’obscurité, en se souvenant des plaisanteries grossières de Knuhlen. Ils ne devaient pas plaisanter beaucoup, cette nuit, pensa-t-il, de l’autre côté du champ de mines.
Puis, il y eut un éclair, qui s’étendait sur une centaine de milles et, une seconde plus tard, un roulement de foudre. Christian se jeta à plat ventre, au moment même où les obus commençaient à exploser tout autour de lui.
Il ouvrit les yeux. Il faisait noir, mais il savait qu’il se déplaçait, et il savait qu’il n’était pas seul, à cause de l’odeur. L’odeur rappelait celle des pissotières parisiennes et des blessures infectées. Il se remémora le roulement des explosions, au-dessus de sa tête, et referma les yeux.
Il était dans un camion. Aucun doute là-dessus. Et la guerre n’était pas finie, car il entendait toujours l’artillerie, pas très loin, quelque part. Et quelque chose de terrible était arrivé, car une voix sanglotait, dans l’obscurité, et disait, entre deux sanglots : « Je m’appelle Richard Knuhlen, je m’appelle Richard Knuhlen, je m’appelle… » comme si ce type essayait de se prouver à lui-même qu’il était un homme normal, sachant exactement qui il était et ce qu’il était en train de faire.
Dans l’obscurité opaque, Christian distingua la bâche du camion, qui oscillait et tressautait au-dessus de sa tête. Il avait l’impression d’avoir tous les membres brisés. Très calmement, il admit un instant qu’il était en train de mourir.
– Je m’appelle Richard Knuhlen, disait la voix, et j’habite au numéro 3, rue Carl-Ludwig. Je m’appelle Richard Knuhlen, et j’habite au numéro 3…
– Ta gueule ! dit Christian et, immédiatement, il se sentit mieux. Il tenta même de s’asseoir, mais n’y parvint pas et se laissa tomber en arrière, pour contempler tout à son aise les images lumineuses qui se succédaient sous ses paupières fermées.
Les sanglots s’arrêtèrent. Quelqu’un dit : « Je sais où nous allons établir le contact avec les Japonais ! » et éclata de rire et reprit : « À Rome ! » et éclata de rire encore et reprit : « Sur le balcon de Mussolini. Il faudra que je dise ça à l’expert. » Christian reconnut la voix de Himmler et se souvint d’une bonne partie de ce qui s’était passé au cours des dix derniers jours.
Le barrage d’artillerie avait été violent, la première nuit, mais tout le monde était bien enterré, et ils n’avaient eu que deux morts. Il y avait eu, ensuite, des fusées éclairantes et des projecteurs, et la lueur d’un tank incendié, derrière eux, et une ligne irrégulière de brûlots, devant eux, à l’endroit où les Britanniques tentaient de tracer un chenal à travers le champ de mines, pour leurs tanks et leur infanterie. Leur propre artillerie s’était mise à tirer, derrière eux. Un seul tank avait pu approcher. Tous les canons avaient ouvert le feu sur lui, sur une longueur d’un kilomètre. Un homme avait tenté d’en sortir. À leur grande surprise, ils avaient constaté que l’homme brûlait allègrement.
Toute l’attaque, dans leur secteur, après la fin du barrage d’artillerie, n’avait pas duré plus de deux heures, en trois vagues successives dont il ne restait, devant eux, que sept tanks calcinés, détruits, immobiles, et d’innombrables cadavres étendus sur le sol. Tout le monde était content. Ils n’avaient perdu que cinq
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