Le Bal Des Maudits - T 1
autres, sous la couverture rugueuse. Il y a trente-trois ans qu’ils m’attendaient, ces hommes, cette tente, cette couverture, et maintenant je ne sais plus trop s’ils m’ont capturé ou si c’est moi qui les ai rejoints. L’expiation a commencé. J’ai commencé à payer. Pour mes opinions, mes bons lits et mes bons repas, pour la vie facile, et les filles faciles, et l’argent facile. Pour mes trente-trois ans de vacances, qui se sont terminés ce matin, quand le sergent s’est mis à hurler : « Vous, là-bas ! Ramassez-moi ce mégot ! »
Il s’endormit facilement, malgré les cris et les sifflements, et les sanglots de quelque pochard. Il dormit d’une seule traite, d’un sommeil sans rêves.
1 6
L E général qui était venu inspecter la ligne sécrétait littéralement de l’optimisme, et ils savaient tous que quelque chose se préparait. Même le général italien qui accompagnait le petit groupe d’officiers allemands avait paru optimiste, et ils savaient tous que ce qui se préparait était de grande envergure. IE général allemand avait été particulièrement cordial. Il avait éclaté de rire en parlant aux soldats, il leur avait frappé gaiement sur l’épaule, il avait même pincé la joue d’un garçon de dix-huit ans qui venait d’être incorporé dans l’escouade de Himmler. C’était un signe certain que le massacre n’allait pas tarder à commencer et qu’ils allaient tous se faire descendre, d’une manière ou d’une autre, dans un proche avenir.
Mais il y avait pis. Deux jours auparavant, au quartier général de la division, Himmler avait entendu, à la radio, que les Anglais avaient brûlé leurs archives, à leur quartier général du Caire. Les Anglais semblaient avoir une quantité illimitée d’archives à brûler. Ils les avaient brûlées en juin, puis en août ; on était en octobre, et ils les brûlaient toujours.
Himmler avait aussi entendu le speaker déclare r que l’opération stratégique en cours consistait essentiellement à déborder l’ennemi jusqu’à Jérusalem et Alexandrie, pour établir finalement le contact, aux Indes, avec les armées japonaises. Ce projet pouvait paraître ambitieux et grandiose à des hommes qui n’avaient pas bougé depuis des mois, mais il avait, malgré tout, quelque chose de rassurant. Il prouvait, tout au moins, que le général avait un plan.
La nuit était d’une tranquillité exemplaire. À peine quelques coups de feu, de temps en temps, et, dans le ciel, des lueurs silencieuses et lointaines. La lune brillait. Il y avait des étoiles. Le firmament se confondait, à l’horizon, avec la superficie neigeuse du désert.
Christian était seul, sa mitraillette posée dans le creux du bras, regardant les ombres anonymes au delà desquelles était l’ennemi. Ils ne faisaient aucun bruit, cette nuit, pas plus que n’en faisaient les milliers d’hommes qui l’entouraient.
La nuit avait ses avantages. On pouvait s’y mouvoir librement, sans être obsédé par l’idée qu’un Anglais quelconque, les yeux collés à sa jumelle, pouvait être en train de se demander s’il ne serait pas judicieux, après tout, de vous consacrer un obus ou deux. Et l’odeur aussi s’apaisait. Cette odeur était le fait le plus saillant de la guerre dans le désert. Il y avait à peine assez d’eau pour boire, et personne ne se lavait plus. On suait toute la journée, toujours dans les mêmes vêtements, et les vêtements pourrissaient et se faisaient raides et durs et écorchaient et brûlaient la peau ; mais, le pire, c’était encore l’odeur. La race humaine n’est supportable que lorsqu’elle a la possibilité de se laver régulièrement. On s’habituait à sa propre odeur, bien sûr, autrement la vie serait devenue impossible, mais, lorsqu’on entrait dans un groupe, les odeurs accumulées de tous les autres vous prenaient à la gorge, avec une extraordinaire sauvagerie.
Et la nuit était apaisante. Ils avaient eu si peu de repos, depuis leur arrivée en Afrique. Ils avaient gagné, bien sûr, ils avaient avancé de Bardia jusqu’à cet endroit du désert, situé à un peu plus de cent kilomètres d’Alexandrie. Mais la victoire ne touchait pas personnellement le soldat en ligne. Certes, la victoire devait être très importante pour les officiers impeccables des quartiers généraux, où chaque ville prise était probablement saluée d’un banquet plantureux ; mais, pour le soldat en
Weitere Kostenlose Bücher