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Le Bal Des Maudits - T 1

Le Bal Des Maudits - T 1

Titel: Le Bal Des Maudits - T 1 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Irwin Shaw
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seuil. Elle se referma derrière eux, et Christian et Brandt restèrent seuls dans la rue déserte, pleine des ombres de la nuit tombante, qui commençaient à toucher le ciel au-dessus de leurs têtes. Il n’y avait aucun bruit, et toutes les fenêtres des maisons étaient closes.
    –  Je croyais, dit Brandt, que le lieutenant nous avait invités ?
    –  Patience, dit Christian. Il reconnaît le terrain.
    –  Avec les femmes, dit Brandt, je préfère préparer mon propre terrain.
    –  Le bon officier, répliqua gravement Christian, veille toujours à ce que ses troupes soient bien couchées avant de se coucher lui-même.
    –  Montez, gouailla Brandt, et tenez au lieutenant ce langage !
    La porte de l’immeuble s’ouvrit, et Himmler leur fit signe de venir. Ils descendirent de la voiture et entrèrent. Une lampe de style mauresque projetait dans l’escalier et sur les tentures une lourde lumière pourpre.
    –  Madame mère m’a reconnu, dit Himmler en escaladant les marches devant eux. Un gros baiser et mon cher garçon, etc. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
    –  Le sergent Himmler, dit Brandt, bien connu dans les bordels de cinq nations. La contribution de l’Allemagne à la cause de la Fédération Européenne.
    –  En tout cas, s’esclaffa Himmler, je n’ai pas perdu mon temps à Paris. Par ici… Au bar. Ces dames ne sont pas encore prêtes. Il faut que nous commencions par boire un ou deux verres. Ce sont les horreurs de la guerre.
    Ils poussèrent une porte et retrouvèrent le lieutenant. Il avait ôté son casque et ses gants tt, assis sur un tabouret, les jambes croisées, il développait délicatement le bouchon d’une bouteille de Champagne . Le bar était une petite pièce aux parois de stuc, avec des fenêtres en forme de croissant et des rideaux ornés de longues embrasses. Derrière le comptoir trônait une grosse dame assortie à la pièce, tout en boucles, en châle à franges et aux paupières lourdement maquillées. Elle noyait le lieutenant sous un flot de paroles françaises, qu’il approuvait grave ment, sans en comprendre un traître mot.
    –  Amis, dit Himmler en prenant Christian et Brandt par les épaules. Braves soldaten.
    La femme sortit de derrière son comptoir et vint leur serrer la main et dit qu’ils étaient les bienvenus et qu’ils devaient l’excuser pour le retard, mais ils devaient bien comprendre qu’elles venaient de vivre une journée bouleversante, et les jeunes filles n’allaient pas tarder à arriver, bientôt, très bientôt, et, s’ils voulaient bien s’asseoir et boire un verre de vin, et n’était-ce pas démocratique de voir les hommes boire et prendre leur plaisir avec les officiers, et ce n’était pas dans l’armée française qu’on verrait de telles choses, et c’était sans doute pour cela qu’ils avaient perdu la guerre.
    Ces dames n’étaient pas encore arrivées, à la fin de la troisième bouteille, mais ça n’avait plus tellement d’importance.
    –  Les Français, disait le lieutenant, assis, raide et correct, les yeux opaques et vert foncé, à présent. Les Français, je les méprise. Ils ne sont pas prêts à mourir. C’est pourquoi nous sommes ici en train de boire leur vin et de prendre leurs femmes ; parce qu’ils ne veulent pas mourir. C’est comique…
    Il agita son verre, d’une main mal assurée, mais pleine d’amertume.
    –  Cette campagne. Une campagne comique, ridicule. Depuis l’âge de dix-huit ans, j’ai étudié la guerre. L’art de la guerre. Sur le bout du doigt. Ravitaillement. Liaison. Moral des troupes. Sélection de points camouflés pour l’établissement des postes de commandement. Théorie de l’attaque des armes automatiques. La valeur de l’effet de surprise. Je pourrais conduire une armée !
    Il rit amèrement.
    –  Cinq années de ma vie. Puis, vient le moment, le grand moment. L’armée monte en ligne. Et qu’est-ce qui m’arrive ?
    Il regarda la tenancière, qui ne comprenait pas un mot d’allemand, mais marquait son accord d’énergiques hochements de tête.
    –  Je n’entends pas tirer un seul coup de feu. Je m’assois dans une voiture et je parcours sept cents kilomètres, et je vais au bordel. La misérable armée française m’a transformé en touriste ! En touriste ! Plus de guerre. Cinq années gâchées. Pas de carrière. Je serai lieutenant jusqu’à cinquante ans. Je ne connais personne à Berlin, pas de relations, pas d’amis

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