Le Bal Des Maudits - T 1
hésitante, pour la première fois depuis 1935, – je me demandais s’il ne vous serait pas possible de me photographier en face de l’Opéra. Pour envoyer chez moi, à ma femme.
– Ce sera un plaisir pour moi, dit gravement Brandt.
– Himmler, Diestl, appela le lieutenant. Tous ensemble.
– Faites-vous photographier seul, mon lieutenant, dit Christian. Nous n’intéressons pas votre femme.
C’était la première fois depuis qu’ils avaient fait connaissance, un an auparavant, qu’il osait contredire le lieutenant.
– Oh, non !
Le lieutenant prit Christian par les épaules, et, l’espace d’un éclair, Christian se demanda s’il avait bu.
– Oh, non ! Je lui ai beaucoup parlé de vous, dans mes lettres. Elle en sera très heureuse.
Brandt prit longuement ses mesures, pour avoir autant d’Opéra que possible à l’arrière-plan. Himmler arborait un sourire de clown, d’un côté du groupe, mais Christian et le lieutenant regardaient sérieusement l’objectif, comme s’ils avaient été en train de vivre un moment solennel et d’un grand intérêt historique.
Dès que Brandt eut fini, ils réintégrèrent leur voiture et repartirent vers la porte Saint-Denis. L’après-midi s’avançait, et les rues paraissaient chaudes et solitaires, étant donné, surtout, qu’entre les points de ralliement les boulevards étaient, sur de longues étendues, vacants de toute présence et de tout véhicule militaire. Pour la première fois depuis qu’ils étaient arrivés à Paris, Christian commença à se sentir mal à l’aise.
– Un grand jour, proclama le lieutenant, sur le siège avant. Un jour de durable importance. Nous nous souviendrons de ce jour, au cours des années à venir, et nous nous dirons : « Nous étions, ce jour-là, » à l’aube d’une ère nouvelle ! »
Christian devina que Brandt, près de lui, faisait une petite grimace amusée, mais, sans doute en raison des longues années qu’il avait passées en France, Brandt observait envers tout sentiment grandiose une attitude standard de cynique ironie.
– Mon père, dit le lieutenant, est allé jusqu’à la Marne en 1914. La Marne… Si près !… Et pourtant, il n’a jamais vu Paris. Nous avons traversé la Marne, aujourd’hui, en cinq minutes… Un jour d’histoire…
Il tourna brusquement la tête vers une rue perpendiculaire. Instinctivement, Christian regarda dans la même direction.
– Himmler, dit le lieutenant. N’est-ce pas cette rue ?
– Quelle rue, mon lieutenant ?
– La maison dont vous avez parlé tout à l’heure, célèbre dans le monde entier ?
« Quel esprit implacable », pensa Christian. Tout s’y grave irrévocablement. Positions fortifiées, cas justiciables du conseil de guerre, processus de décontamination d’un métal exposé au gaz, adresse d’un bordel français désigné en passant devant une rue étrangère, deux heures auparavant…
– Il me semble, dit prudemment le lieutenant, tandis que Himmler ralentissait imperceptiblement, il me semble que par un jour comme celui-ci, un jour de bataille et de fête… En bref, nous méritons une certaine détente. Le soldat qui ne prend pas les femmes ne prend pas les villes… Brandt, vous avez vécu à Paris. Avez-vous entendu parler de cet endroit ?
– Oui, mon lieutenant, dit Brandt. Il a une exquise réputation.
– Virez, sergent, dit le lieutenant.
– Oui, mon lieutenant.
Himmler sourit, obéit et se dirigea vers la rue qu’il avait indiqué e.
– Je sais, dit gravement le lieutenant, que je puis compter sur vous pour garder la plus entière discrétion.
– Oui mon lieutenant, répondirent-ils tous ensemble.
– Il y a un temps pour la discipline, dit le lieutenant, et un temps pour la camaraderie. Est-ce ici, Himmler ?
– Oui, mon lieutenant, dit Himmler. Mais ç’a l’air fermé.
– Venez avec moi.
Le lieutenant sauta à terre et traversa le trottoir jusqu’à la lourde porte de chêne, ses talons claquant sur le pavé et ébranlant les échos de la petite rue comme si toute une compagnie eût été en train d’y défiler.
Tandis qu’il frappait à la porte, Brandt et Christian se regardèrent en souriant.
– Si ça continue, chuchota Brandt, il va nous vendre des cartes postales obscènes.
– Chut, dit Christian.
Au bout d’un instant, la porte s’ouvrit et, mi-poussant, mi-discutant, Himmler et le lieutenant parvinrent à en franchir le
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