Le Bal Des Maudits - T 1
influents, pas de promotion. Cinq années gâchées. Mon père a fait mieux : il n’est allé que jusqu’à la Marne, mais il s’est battu pendant quatre ans, et il a été nommé major à vingt-six ans, et il a eu son propre bataillon sur la Somme, après que tous les autres officiers aient été tués les deux premiers jours. Himmler !
– Oui, mon lieutenant, dit Himmler.
Il n’était pas ivre, et il écoutait le lieutenant avec une expression secrètement amusée.
– Himmler ! Sergent Himmler ! Où sont les femmes ? Je veux une Française.
– Madame mère dit que ces dames vont arriver dans dix minutes.
– Je les méprise, dit le lieutenant en dégustant son Champagne , dont il renversa quelques gouttes sur son menton. Je méprise complètement les Français.
Deux jeunes femmes pénétrèrent dans la pièce. L’une était une grande blonde un peu forte, avec un large sourire franc. L’autre était petite, et mince, et brune, avec un visage morose, presque arabe, mis en valeur par son lourd maquillage et son éclatant rouge à lèvres.
– Les voici, dit la tenancière d’une voix caressante. Les voici, les petits choux.
Elle tapota les charmes de la blonde, d’un air approbateur, avec des mines de maquignon.
– Voilà Jeannette. La vraie Parisienne, hein ?
Je lui prédis une grande vogue pendant le séjour à Paris de l’armée allemande.
– Je vais prendre celle-ci.
Le lieutenant se leva, très droit, et désigna la fille qui ressemblait vaguement à une Arabe. Elle lui adressa un sourire professionnel, s’approcha de lui et lui prit le bras.
Himmler la regardait avec intérêt, mais il céda immédiatement au privilège de la supériorité hiérarchique et mit son bras autour de la grande blonde.
– Chérie, dit-il, qu’est-ce que tu dirais d’un beau soldat allemand en bonne santé ?
– Où y a-t-il une chambre disponible ? dit le lieutenant. Brandt, traduisez.
Brandt s’exécuta ; la petite brune sourit et, très poliment, entraîna le lieutenant.
– Et maintenant, dit Himmler, serrant contre lui la grande blonde. Et maintenant, c’est à mon tour. Si vous n’êtes pas trop pressés…
– Pas le moins du monde, dit Christian. Faites donc.
Himmler ricana et s’éloigna avec la blonde, lui sussurant, dans son français féroce :
– Chérie, ta robe me plaise…
La tenancière s’excusa et les quitta, après avoir apporté une autre bouteille de Champagne . Christian et Brandt restèrent seuls dans le bar mauresque aux lampes orangées, regardant silencieusement la bouteille gelée dans le seau de glace.
Ils burent sans échanger une parole. Christian déboucha la bouteille non encore ouverte, sursautant, malgré lui, lorsque le bouchon explosa. Le Champa gne courut sur sa main, écumant et glacé.
– Étiez-vous déjà entré dans une maison de ce genre ? demanda finalement Brandt.
– Non.
– La guerre, dit Brandt, opère de grands changements dans la façon de vivre d’un homme.
– Oui, approuva Christian.
– Vous avez envie d’une femme ? demanda Brandt.
– Pas particulièrement.
– Si vous aviez envie d’une femme et que l e lieutenant Hardenburg désire la même femme, que feriez-vous ?
Christian but gravement une petite gorgée de Champagne .
– C’est une question, dit-il, à laquelle je ne répondrai pas.
– Moi non plus, acquiesça Brandt.
Il joua distraitement avec le pied de son verre.
– Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il au bout d’un moment.
– Je ne sais pas, avoua Christian. Bizarre. Un peu bizarre.
– Je me sens triste, dit Brandt. Très triste. Que disait donc le lieutenant ?
– Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une ère nouvelle.
– Je me sens triste à l’aube d’une ère nouvelle.
Brandt se versa un peu de Champagne .
– Saviez-vous qu’il y a une dizaine de mois je suis presque devenu un citoyen français ?
– Non, dit Christian.
– J’ai vécu dix ans en France, irrégulièrement. Je vous emmènerai un jour sur la côte de Normandie où je prenais mes vacances. Je peignais toute la journée, trente, quarante toiles chaque été. Je commençais à être un peu connu en France. Nous irons visiter la galerie qui exposait mes toiles. Peut-être en auront-ils encore quelques-unes, et vous pourrez les regarder.
– J’en serai très, heureux, dit poliment Christian.
– Je ne pouvais exposer mes peintures en
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