Le Bal Des Maudits - T 1
présentations. M lle Freemantle sourit doucement, et Michael se surprit à penser, avec amertume : « Où diable Johnson est-il allé dénicher une fille aussi jolie ? »
Michael serra les mains des deux Françaises. Ç’étaient deux sœurs, frêles, élégamment vêtues de noir, dans un style qui donnait l’impression d’avoir été à la mode plusieurs années auparavant, bien qu’il soit impossible de se souvenir du temps exact de son règne. Toutes deux avaient dépassé la cinquantaine. Elles avaient des coiffures relevées, laquées, impeccables, le teint pâle, et des jambes étonnantes, minces et joliment conformées. Elles avaient des manières parfaites, délicates, et leurs longues années au service de l’enseignement des jeunes filles leur avaient donné un air de patience lointaine, infinie. Elles donnaient toujours à Michael l’impression d’exquises visiteuses du XIX e siècle, courtoises, impartiales, mais secrètement désapprobatrices du temps et du pays dans lesquels elles se trouvaient. Aujourd’hui, malgré les preuves d’une préparation disciplinée pour leur visite de l’après-midi, malgré une habile application de rose à joues et de rimmels, leurs visages avaient une expression tirée, hagarde, et leur attention chancelait à chaque instant, même au beau milieu d’une conversation , Michael les observa à la dérobée, réalisant, soudain, ce que cela devait être, aujourd’hui, qu’être Français, avec les Allemands près de Paris, et la cité silencieuse guettant l’approche grondante des canons, et les speakers interrompant les morceaux de jazz et les recettes de cuisine pour communiquer les derniers bulletins d’Europe, et la méticuleuse prononciation américaine des noms si familiers : Reims, Soissons, la Marne, Compiègne…
« Si seulement j’étais plus délicat, pensa Michael, si j’avais plus de sensibilité, si je n’étais pas un stupide lourdaud, je les tirerais à l’écart et je leur dirais les mots qui les consoleraient à coup sûr. » Mais il savait que, s’il le tentait, il le ferait maladroitement et dirait ce qu’il ne fallait pas dire et embarrasserait tout le monde et l’atmosphère serait encore plus pénible et tendue. Ils vous enseignaient tout, sauf le tact, l’humanité, les mots qui guérissent.
– Ce n’est pas agréable à dire, pérorait la voix cultivée, intelligente, raisonnable de Johnson. Mais je suis persuadé que tout cela n’est rien de plus qu’une gigantesque supercherie.
– Quoi ? demanda stupidement Michael.
Johnson était assis gracieusement dans l’herbe , les genoux haut relevés, souriant à M lle Freemantle, cherchant visiblement à l’impressionner. Il avait l’air d’y réussir, et Michael se sentit incompréhensiblement agacé.
– C’est une conspiration, disait Johnson. Vous n’allez tout de même pas prétendre que les deux plus grandes armées du monde ont pu s’écrouler ainsi, d’un seul coup. Il a fallu que ce soit arrangé !
– Voulez-vous dire, demanda Michael, qu’ils vont délibérément remettre Paris aux Allemands ?
– Bien sûr ! dit Johnson.
– Avez-vous entendu quelque chose de récent, demanda doucement la cadette des deux Françaises. Au sujet de Paris ?
– Non, dit Michael aussi gentiment que possible. Pas encore de nouvelles.
Les deux demoiselles Boullard approuvèrent et lui sourirent, comme s’il venait de leur offrir des fleurs.
– Il tombera, dit Johnson. Je vous en donne ma parole.
« Pourquoi diable, se demanda Michael, furieux, avons-nous invité ce sale type ? »
– Le sort en est jeté, dit Johnson. Tout ceci n’est que camouflage à l’usage des peuples français et anglais. Dans deux mois, les Allemands entreront à Londres, et, un mois plus tard, – conclut-il d’un ton triomphant – ils attaqueront tous ensemble l’Union soviétique.
– Je crois que vous avez tort, s’obstina Michael. Je ne pense pas que ça se passe de cette manière.
– Et comment ça se passera-t-il ? s’informa Johnson.
– Je n’en sais rien.
Michael était irrité de paraître idiot aux yeux de M lle Freemantle, mais il persista néanmoins.
– Je ne sais pas, d’une façon ou d’une autre.
– Une foi mystique, commenta ironiquement Johnson. Papa se chargera de tout. Croquemitaine n’entrera pas dans la nursery.
– Je vous en prie, dit Laura, parlez d’autre chose. Si nous jouions au badminton ?
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