Le Bal Des Maudits - T 1
jour, avec la ligne du front dessinée en larges traits noirs et rouges. La salle du rapport se trouvait dans un ancien commissariat de police français, et il y régnait une odeur de vieux crimes véniels et de policiers mal lavés, que même la propreté systématique de l’armée allemande avait été incapable de faire disparaître. Une seule petite ampoule brûlait au-dessus de sa tête et il faisait chaud, car les fenêtres et les stores étaient fermés, à cause du black-out. Les fantômes des petits criminels qui avaient été pas sés à tabac dans cette pièce semblaient errer encore dans l’air stagnant.
Un petit homme graisseux, en uniforme de la milice française, se tenait près d’une des fenêtres, mal à l’aise, jetant occasionnellement un coup d’œil dans la direction de Hardenburg Christian se mit au garde-à-vous et salua en pensant : « Tout cela ne durera pas toujours, tout cela finira, tôt ou tard. »
Hardenburg ne fit pas attention à lui, mais Christian était sûr que le lieutenant savait qu’il était dans la pièce. Christian resta immobile près de la porte, et, pour passer le temps, examina, une fois de plus, le visage du lieutenan t.
Et tout à coup Christian sentit, en examinant ce visage, qu’il le haïssait plus que les visages de ses ennemis. Plus que Churchill, plus que Staline, plus qu’aucun capitaine de tank ou qu’aucun servant de mortier des armées russe ou anglaise.
Hardenburg, enfin, consulta sa montre.
– Ah ! dit-il sans se retourner, le sergent est à l’heure.
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
Hardenburg cessa d’examiner la carte, quitta s a chaise, et alla s’asseoir derrière un bureau couvert de paperasses. Il s’empara d’un document et dit :
– Voilà les noms, et voici les photographies de trois hommes que nous recherchons. Ils ont été requis le mois dernier pour le Service du Travail et, jusqu’à présent, ont échappé à nos recherches. Ce monsieur…
Il désigna, d’un geste négligent et froid, le Français en uniforme de milicien.
– Ce monsieur prétend savoir où ils se cachent tous les trois.
– Oui, mon lieutenant, s’empressa le milicien. Parfaitement, mon lieutenant.
– Vous prendrez cinq hommes avec vous, dit Hardenburg, agissant exactement comme si le Français n’avait pas été dans la pièce, et vous vous emparerez de ces trois hommes. Un camion vous attend devant la porte. Les cinq hommes sont déjà à l’intérieur.
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Vous, dit Hardenburg au Français, sortez d’ici.
– Oui, mon lieutenant, s’étrangla le milicien.
Il salua et se hâta d’obéir.
Hardenburg se retourna vers la carte. Christian sentit la sueur perle r à son front, dans cette atmosphère confinée. « Dire qu’il y a tant de lieutenants dans l’armée allemande, pensait-il, et il a fallu que je tombe sur celui-là. »
– Repos, Diestl.
Hardenburg regardait toujours la carte.
Christian remua légèrement les pieds.
– Tout est en règle ? demanda Hardenburg d’un ton naturel. Vous avez tous les papiers, pour votre permission ?
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
« C’est cuit, pensa-t-il. Il va la faire annuler. Je le savais. »
– Vous passez par Berlin, pour aller ch ez-vous ?
– Oui, mon lieutenant.
Hardenburg hocha la tête, sans quitter la carte des yeux.
– Heureux homme, dit-il. Deux semaines parmi des Allemands, au lieu de ces cochons-là.
Il indiqua, d’une légère inclination de la tête, l’endroit où s’était tenu le Français.
– Il y a quatre mois que j’essaie d’obtenir une permission. Impossible. Ils ne peuvent pas se passer de moi, ricana-t-il amèrement. Pour ce que je fais ici !
Il parut sur le point d’éclater de rire.
– Accepteriez-vous de me rendre un service ?
– Bien sûr, mon lieutenant, dit Christian, furieux après coup de l’empressement avec lequel il avait répondu.
Hardenburg tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit l’un des tiroirs du bureau. Il en sortit un petit paquet soigneusement enveloppé et ficelé, et, méthodiquement, referma le tiroir.
– Ma femme habite à Berlin, dit-il. Voici son adresse.
Il tendit à Christian une feuille de papier.
– J’ai… hm… je me suis procuré un joli coupon de dentelle.
Il tapota gravement le petit paquet.
– Très jolie. De la dentelle noire . De Bruxelles. Ma femme adore la dentelle.
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