Le Bal Des Maudits - T 2
ça, on se serait battus.
– Tu es un imbécile, dit Michael.
Keane rota.
– Je pourrais être un grand soldat, dit-il d’une voix brisée. Un grand soldat. Je le sais. Regarde mon frère. On était frère de père et de mère, même s’il avait vingt ans de plus que moi. Pavone le sait. C’est pourquoi il prend un plaisir pervers à me laisser ici, derrière une machine à écrire, pendant qu’il en emmène d’autres avec lui.
– Tout ce que tu mériterais, c’est de recevoir une balle dans la tête, dit Michael.
– Ça me serait absolument égal, affirma Keane. Si ça m’arrive, ne donne mes amitiés à personne.
Michael tenta de voir le visage de Keane, mais l’obscurité l’en empêcha. Il ressentait soudain une sorte de pitié envers cet époux constipé d’une femme frigide, hanté par le passé glorieux de son frère.
– J’aurais dû aller à l’école des élèves officiers, continua Keane. J’aurais fait un grand officier. J’aurais ma compagnie, à présent, et je te garantis que j’aurais aussi l’Etoile d’argent…
Sa voix montait, rageuse, râpeuse, écœurée, vers les arbres dégoutants de pluie.
– Je me connais. J’aurais fait un galant officier.
Michael ne put s’empêcher de sourire. « Galant officier » était une expression qu’on n’employait plus depuis deux ou trois guerres, sauf dans la rhétorique des citations et des communi qués. Seul un homme tel que Keane pouvait l’utiliser avec autant de chaleur, croyant en ce mot, croyant en sa réalité, en la plénitude de sa signification.
– Un galant officier, répéta fermement Keane. Je lui montrerais, à ma femme ! Je retournerais à Londres avec toutes sortes de rubans, et toutes les femmes me tomberaient dans les bras. J’ai jamais eu de chance avec les Anglaises, parce que j’étais simple soldat.
Michael sourit, pensant à tous les succès remportés par de simples soldats auprès des femmes anglaises. Keane pourrait porter tous les rubans du monde et revenir avec les épaules étoilées. Il ne continuerait pas moins, dans les bars et les chambres à coucher, à ne trouver que des femmes frigides.
– Ma femme le savait, gémit Keane. C’est pourquoi elle m’a persuadé de ne pas devenir officier. Elle avait combiné tout cela, et, quand j’ai compris son jeu, il était trop tard : j’étais déjà embarqué.
Michael commençait à s’amuser et à ressentir une cruelle gratitude envers l’homme qui lui permettait d’oublier un instant ses propres problèmes.
– Comment est-elle, ta femme ? demanda-t-il malicieusement.
– Je te montrerai sa photo demain… Jolie. Bien faite. Elle a l’air de la femme la plus aimante du monde, toujours vive et souriante devant les étrangers ; mais, dès qu’on se retrouve seuls, c’est plus une femme : c’est un glacier. Elles nous ont, se lamenta Keane dans l’obscurité, elles nous possèdent avant qu’on l’ait réalisé… Et puis elle me prend tout mon argent. Et c’est terrible, ici, parce que je n’ai rien à faire, et je me remémore tout ce qu’elle m’a fait, et je me sens devenir gâteux. Si on se battait, je pourrais oublier… Écoute, Whitacre, dit Keane avec passion, t’es bien avec Pavone, il t’aime bien, parle-lui pour moi, tu veux ?
– Qu’est-ce que tu veux que je lui dise ?
– Demande-lui de me transférer dans l’infanterie, dit Keane.
Et l’esprit de Michael nota : « Lui aussi, Seigneur, et pour quelles raisons ! »
– Oui, continua Keane, demande-lui de me prendre avec lui quand il quitte le camp. Je suis l’homme qu’il lui faut. J’ai pas peur d’être tué, et j’ai des nerfs d’acier. Quand la Jeep a été mitraillée et que tous les autres ont été touchés autour de moi, j’ai pris ça aussi froidement que si je voyais la scène sur l’écran d’un cinéma. Voilà quelle sorte d’homme il faut à Pavone…
« Je me le demande », pensa Michael.
– Tu lui parleras, hein ? supplia Keane. Chaque fois que je veux lui parler moi-même, il me dit : « Ces listes sont-elles tapées, soldat Keane ? » Et il me rit au nez. Je le vois me rire au nez, gronda sauvagement Keane. Il prend plaisir à penser qu’il retient le frère de Gordon Keane derrière une machine à écrire, dans la zone des Communications. Il faut que tu parles pour moi, Whitacre. La guerre va se terminer, et j’aurai même pas vu une seule bataille, si personne me pistonne
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