Le Bal Des Maudits - T 2
aimante et vraie qu’elle comprendrait à quel point ils avaient besoin l’un de l’autre, et l’attendrait jusqu’à son retour au triste monde chaotique de l’Amérique d’après guerre.
– Eh ! Whitacre. – C’était l’autre sentinelle, le soldat Leroy Keane, qui montait la garde depuis déjà une heure. – T’as rien à boire ?
– Non, dit Michael.
Il n’aimait pas Keane. C’était un bavard et un tapeur incorrigible, qui avait, en outre, la réputation de porter malheur à ceux qui l’accompagnaient, parce que la première fois où il avait quitté le camp, en Normandie, sa Jeep avait été mitraillée. Deux des occupants avaient été gravement blessés, un autre tué, et Keane s’en était tiré sans une seule égratignure.
– T’as pas de l’aspirine ? demanda Keane. J’ai une migraine terrible.
– Attends…
Michael retourna à son trou, en ramena une petite boîte d’aspirine qu’il remit à Keane. Keane compta six comprimés et les mit dans sa bouche. Michael le regardait faire, profondément dégoûté.
– Tu ne les prends pas avec de l’eau ? s’informa-t-il.
– Pourquoi faire ? répondit Keane.
C’était un grand type osseux, d’une trentaine d’années, dont le frère aîné avait gagné la médaille d’honneur du Congrès au cours de la dernière guerre. Keane essayait de se montrer à la hauteur de la gloire familiale et se faisait volontiers passer pour un dur.
Keane rendit l’aspirine à Michael.
– Tu parles d’une migraine, dit-il. C’est la constipation. Y a cinq jours que j’ai pas encore pu évacuer.
« C’est la première fois depuis Fort Dix que j’entends quelqu’un utiliser cette expression », pensa Michael. Il marcha doucement à la lisière du champ, espérant que Keane renoncerait à le suivre. Mais il l’entendit s’ébranler derrière lui et comprit qu’il n’avait pas la moindre chance de lui échapper.
– J’avais une digestion parfaite avant, dit tristement Keane. Et puis je me suis marié.
Ils marchèrent en silence jusqu’au bout du champ et tournèrent les talons juste avant d’arriver aux latrines des officiers.
– C’est ma femme qui m’a contracté, dit Keane. Et elle a voulu avoir trois enfants tout de suite. Tu ne croiras peut-être pas qu’une femme qui voulait des enfants aussi vite puisse être frigide, mais elle l’est. Elle ne peut pas supporter que je la touche. Six semaines après mon mariage, j’ai commencé à être constipé, et, depuis, j’ai jamais pu fonctionner normalement. T’es marié, toi, Whitacre ?
– Divorcé.
– Si je pouvais me le permettre, dit Keane, je divorcerais. Elle m’a gâché ma vie. Je voulais être écrivain. Tu connais des écrivains ?
– Quelques-uns.
– Pas avec trois enfants, en tout cas, ça, c’est sûr.
La voix de Keane était de plus en plus amère.
– Elle a tout gâché, dès le début. Et, quand la guerre a commencé, tu ne peux pas imaginer tout ce qu’il a fallu que je fasse pour qu’elle me laisse m’engager. Un homme d’une famille comme la mienne, après tout ce qu’avait fait mon frère ! Je t’ai déjà raconté comment il avait gagné sa médaille ?
– Oui, dit Michael.
– Il a tué onze Allemands en une seule matinée. Onze Allemands, dit Keane, la voix pleine d’admiration et de regret. Je voulais m’engager dans les parachutistes, mais ma femme a piqué une crise. Tout se tient : frigidité, manque de respect, peur, hystérie. Et regarde ce que je fais, maintenant. Pavone me déteste. Il m’emmène jamais avec lui dans sa Jeep. Vous êtes allés sur le front aujourd’hui, pas vrai ?
– Oui.
– Et tu sais ce que j’étais en train de faire, pendant ce temps-là ? demanda amèrement le frère du récipiendaire de la médaille d’honneur. Je tapais des rapports. En cinq exemplaires. Promotions, rapports médicaux, tableau des soldes. Je suis content que mon frère n’ait pas vécu pour voir ça. Je suis vraiment content.
Ils marchaient lentement, sous la pluie qui ruisselait sur leurs casques, les canons de leurs fusils pointés vers le sol, pour éviter que l’humidité y pénètre.
– Je vais te dire une bonne chose, dit Keane. Il y a quinze jours, quand les Allemands ont failli enfoncer le front et qu’on a parlé de nous incorporer à la ligne de défense, eh bien, je peux te le dire, à toi, j’ai prié pour qu’ils enfoncent le front. Au moins, comme
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