Le Bal Des Maudits - T 2
vous invite. Et tu pourras amener ton fils, si tu veux. Nous le mettrons dans une chaise d’enfant.
Noah sourit :
– Nous le laisserons à la maison, ce soir-là, dit-il.
Son sourire enchanta Michael. Noah n’avait pas sourit souvent, depuis trois mois qu’ils étaient de retour dans leur ancienne compagnie. Il avait peu parlé, fort peu souri. À sa manière taciturne, il s’était attaché aux pas de Michael, il avait veillé sur lui avec des yeux critiques, des yeux de vétéran ; il l’avait protégé, de la voix et du geste, même lorsque toute son attention était suffisante pour veiller sur sa propre personne, même en décembre, lorsque la situation avait été si mauvaise, lorsque la compagnie avait été entassée dans des camions et jetée en hâte devant les tanks allemands, soudain surgis d’une armée réputée à bout de forces. La Bataille de la Poche, comme ils l’appelaient à présent, et la seule chose dont Michael se souviendrait jusqu’à la fin de ses jours était ce moment terrible passé au fond d’un trou, que Noah l’avait obligé à creuser davantage, malgré la résistance de Michael à ce qu’il appelait intérieurement les manies de Noah… Le tank allemand qui fonçait vers eux, plus de munitions pour le bazooka, le canon antitank brûlant derrière eux sur sa chenillette, et rien d’autre à faire qu’à s’enfoncer dans la terre… Le conducteur du tank avait vu Michael plonger dans son trou. Ne pouvant l’atteindre avec ses mitrailleuses, il avait tenté de l’écraser. La minute interminable, avec la machine de soixante-dix tonnes grondant furieusement au-dessus de sa tête ; les chenilles emballées qui faisaient pleuvoir sur lui une lourde avalanche de terre et de pierres, et sa propre voix qui hurlait en silence dans l’obscurité tonnante…, Avec un peu de recul, l’épisode rappelait les cauchemars racontés aux psychanalystes du Corps médical par les hommes qui briguaient la Section d’observation et la réforme. Il paraissait impossible qu’une telle chose lui soit arrivée à lui, un homme de plus de trente ans, qui avait eu un appartement confortable à New York City, qui avait mangé dans tant de bons restaurants, qui avait cinq bons costumes de tweed pendus dans sa garde-robe, qui avait roulé lentement dans la Cinquième Avenue, au volant de sa décapotable, avec le toit replié et le soleil brillant au-dessus de sa tête… Et, puisque cette chose lui était arrivée, il paraissait impossible qu’il eût pu lui survivre, que l’acier meurtrier tournoyant à trente centimètres au-dessus de sa tête eût pu l’épargner, que l’homme auquel cette chose infernale était arrivée eût pu revenir à un moment, à un état d’esprit, où il lui soit possible de penser encore à des beefsteaks, à du vin, à la Cinquième Avenue. Le tank, machine impersonnelle à massacrer, qui avait cherché sa vie jusque dans le trou que son ami l’avait obligé à creuser assez profondément pour le protéger, avait paru couper les ponts entre lui et son existence civile. Là, béait désor mais un abîme, un ravin ténébreux uniquement peuplé d’hallucinations. Se souvenant à présent du retrait de la machine à travers le champ de bataille, parmi les jaillissements de terre du barrage d’artillerie, il réalisait que ce moment était celui où il était enfin devenu un soldat. Il n’avait été, auparavant, qu’un homme en uniforme, provisoirement arraché à une autre vie…
La Bataille de la Poche, comme ils l’appelaient à présent dans le Stars and Stripes. Beaucoup d’hommes y avaient été tués, Liège et Anvers avaient été menacés, et l’on racontait longuement à quel point l’armée avait réagi d’une façon magnifique, avec quelques coups de pattes à l’adresse de Montgomery, qui n’était plus à présent aussi rempli de bonne volonté anglo-américaine que le 4 juillet, où il avait épinglé l’Étoile d’argent sur la poitrine de Noah… La Bataille de la Poche, une Étoile de bronze, cinq points vers la démobilisation. Il se rappelait seulement Noah debout près de lui, et lui jetant d’une voix hargneuse : « Je me fous de ta fatigue. Creuse encore. Au moins soixante centimètres », et la masse d’acier à trente centimètres au-dessus de sa tête…
Michael regarda Noah. Il s’était endormi, assis sur la bûche, adossé au petit mur de pierre. Lorsqu’il dormait, son visage retrouvait sa jeunesse.
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