Le Bal Des Maudits - T 2
plus riche de Paris.
– Où est le front ? demanda le lieutenant avec une certaine brusquerie. Nous allons y jeter un coup d’œil.
Le même silence légèrement tendu.
– Le front ? dit Crane d’un ton suave. Vous voulez jeter un coup d’œil au front ?
– Oui, soldat !
Le lieutenant commençait à perdre sa bonne humeur.
– Par ici, mon lieutenant, dit Crane en levant la main. Pas vrai, les enfants ?
– Oui, mon lieutenant, souligna le chœur des enfants.
– Impossible de s’y tromper, dit Crane.
Le lieutenant avait compris. Il se tourna vers Michael, qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
– Vous, dit-il, pouvez-vous m’indiquer le chemin ?
– Eh bien… commença Michael.
– Vous suivez cette route, mon lieutenant, intervint Crâne. Pendant un kilomètre et demi, deux kilomètres. Vous allez grimper une côte, dans les bois. Du sommet de la côte, vous apercevrez une rivière. C’est là qu’est le front, mon lieutenant.
– Est-ce la vérité ? dit le lieutenant.
– Oui, mon lieutenant, dit Michael.
– Très bien ! – Le lieutenant se tourna vers ses agents. – Louis, dit-il, nous allons marcher. Immobilise la Jeep.
– Oui, mon lieutenant, dit Louis. Il souleva le capot de la Jeep, ôta le rotor du distributeur, arracha un fil ou deux. Le lieutenant le rejoignit, prit dans la Jeep une musette vide qu’il jeta sur son dos.
– Mike. – C’était la voix de Noah. Il faisait signe à Michael. – Viens. Il faut qu’on rentre, à présent…
Michael acquiesça. Il faillit aller dire au lieutenant de vider immédiatement les lieux, de retourner à son poêle et à son bureau confortable, mais, finalement, il y renonça. Il hâta le pas et rattrapa Noah, qui marchait lentement dans la boue, sur le bas-côté de la route, vers la ligne de la compagnie, à un peu plus de deux kilomètres de l’endroit où s’était arrêtée la roulante.
Le peloton de Michael était posté juste au-dessous du sommet de la crête qui dominait le fleuve. La crête était garnie d’une épaisse végétation, buissons, futaies et jeunes arbres qui, bien qu’actuellement dépouillés de leurs feuilles, fournissaient un couvert suffisant pour qu’il soit possible de se mouvoir librement. Du haut de la crête, on découvrait la pente détrempée, clairsemée de buissons, un champ étroit, au pied de cette pente, le fleuve, et la petite crête correspondante, de l’autre côté, derrière laquelle étaient les Allemands. Un silence lourd planait sur le paysage hivernal. Le fleuve épais et noir coulait entre ses rives gelées. Çà et là, un tronc d’arbre pourrissait dans les eaux huileuses. Le soir éclataient parfois de courtes fusillades, mais, pendant la journée, les pentes étaient trop exposées pour que, de part et d’autre, on risquât d’y envoyer des patrouilles. Une sorte de trêve régnait sur les lignes, distantes, selon toutes probabilités, d’un kilomètre environ, et ainsi mentionnées sur la carte, dans cet endroit lointain, sûr et fabuleux : le quartier général de la division.
Le peloton de Michael était là depuis deux semaines, et, en dehors des courtes fusillades qui saluaient parfois la tombée de la nuit (la dernière avait eu lieu trois jours auparavant), rien n’indiquait vraiment la présence de l’ennemi. Pour ce qu’en savait Michael, les Allemands pouvaient aussi bien avoir fait leurs valises et être rentrés à la maison.
Mais Houlihan n’était pas de cet avis. Houlihan sentait les Allemands. Certains hommes sont capables de détecter infailliblement un chef-d’œuvre authentique de l’école hollandaise, d’autres peuvent goûter un vin et vous dire qu’il vient d’un obscur vignoble des environs de Dijon, cru 1937, mais la spécialité de Houlihan était : les Allemands. Houlihan possédait un visage étroit, intelligent, au large front d’étudiant irlandais, le genre de visage auquel on pense lorsqu’on imagine les compagnons du dortoir de Joyce, à l’Université de Dublin, et, chaque fois qu’il regardait l’autre versant, à travers les buissons dépouillés de la crête, il hochait pesamment la tête et déclarait :
– Il y a un nid là-haut, quelque part. Ils ont au moins une mitrailleuse et ils ne bougent pas ; ils nous attendent.
Jusqu’alors, tout cela n’avait eu qu’une importance relative. Le peloton ne s’était pas déplacé, le fleuve présentait un trop grand
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