Le Bal Des Maudits - T 2
étendu à présent, dans une mare de son propre sang, parmi les débris de la cantine, et les sentinelles vivraient encore, et la femme au béret serait toujours vivante, et les maisons, debout, et l’horloge marcherait toujours…
C’était l’idée la plus banale de toute guerre, ce si de la fatalité, mais il était impossible de n’y pas penser, il était impossible de ne pas songer aux innombrables ramifications du hasard, grâce auxquelles on survit pour affronter les si du lendemain.
– Viens, chéri, dit Louise.
Il la sentait trembler contre lui, et cette défaillance le surprenait, car il l’avait toujours connue si calme, si maîtresse d’elle-même.
– Nous ne pouvons rien faire ici, dit Louise. Rentrons à la maison.
Lentement, ils tournèrent les talons et s’éloignèrent. Les pompiers avaient dû réussir à fermer une valve quelconque, car le gargouillis de l’eau s’atténua, derrière eux, et, bientôt, cessa complètement. Devant le Palais, l’eau était calme et noire.
Un grand nombre d’autres choses se produisirent, ce jour-là dans la ville de Londres.
Un major général qui avait reçu les plans prévus pour l’invasion de la France estima qu’il était nécessaire de lancer une division d’infanterie de plus sur les plages, au cours des deux premiers jours.
Un pilote de Spitfire qui venait de remplir une double mission et d’abattre six avions ennemis fut mis à terre pour ivrognerie et se suicida dans la chambre de sa mère.
Un nouveau ballet fut mis en répétitions, au cours duquel le premier danseur traversait la scène sur le ventre, symbolisant la luxure subconsciente.
Une girl en bas noirs et chapeau haut de forme chanta : Je m’allumerai quand les lumières se rallumeront, et son refrain fut repris en chœur par tous les spectateurs, dont les trois quarts étaient américains.
Un ulcère perfora enfin, dans Grosvenor Square, la paroi stomacale d’un major des services de Ravitaillement qui, depuis deux ans, travaillait seize heures par jour et sept jours par semaines. Il Venait de prendre sur son bureau un mémorandum marqué : Secret », qui l’informait que cent vingt tonnes de munitions de cent cinq millimètres, attendues à Southampton, s’étaient perdues en plein Océan, consécutivement aux avaries subies, au cours d’une faible tempête, par le Liberty ship qui les transportait.
Un pilote de B-17, originaire de l’Utah, qui avait été porté disparu au-dessus de Lorient, trois mois auparavant, arriva au Claridge, le visage épanoui, parlant quarante mots de français, et demanda la meilleure chambre. Puis il ouvrit un petit carnet d’adresses qui n’avait jamais quitté sa personne et, pendant les vingt minutes qui suivirent, donna seize coups de téléphone.
À la Chambre des Communes, le Secrétaire à l ’Intérieur demanda pourquoi les soldats américains, accusés de viol, étaient jugés, condamnés par des conseils de guerre américains et pendus, alors que le viol n’est pas, en Angleterre, justiciable de la peine capitale et que les dits viols étaient perpétrés sur des personnes civiles britanniques, à l’intérieur du territoire placé sous la souveraineté de Sa Majesté.
Un fermier de vingt ans, originaire du Kansas, passa huit heures dans un étang glacial, apprenant à nager sous l’eau, afin d’être capable, le jour de l’invasion, de faire sauter les obstacles sous-marins des côtes de l’Europe.
Un docteur en philosophie de l’Université de Heidelberg, à présent soldat dans l’Armée de Sa Majesté, Corps des pionniers, passa sa journée à revêtir des toiles goudronnées d’un enduit imperméable. À l’heure du déjeuner, il cita Kant et Spengler, en allemand, à l’un de ses camarades, et compara, avec un nouvel arrivant, les notes qu’il avait prises sur les casernes de Dachau.
À midi, la femme de chambre d’une pension de famille de Gelsea, remarquant l’odeur de gaz qui émanait d’une des chambres, alla chercher une clef, ouvrit la porte et trouva sur le lit les corps nus, enlacés, d’un sergent américain et d’une jeune femme britannique. Tous deux étaient morts. Ils avaient oublié de fermer le gaz en allant se coucher. Le mari de la jeune femme était aux Indes. La femme du sergent était en Montana. L’armée américaine télégraphia à celle-ci que son mari était mort d’un arrêt du cœur. Il avait vingt et un ans.
Un lieutenant de la Surveillance des Côtes
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