Le Bal Des Maudits - T 2
surprit. Michael sentit ses nerfs l’abandonner de nouveau, s’arrêta et faillit rebrousser chemin. Puis il se contrôla et, avec Louise, s’engagea lentement dans la rue enfumée.
De Saint James Street, parvenait le bruit familier du verre écrasé, l’intense lueur orange de l’incendie et un son nouveau, une sorte de gargouillis qu’il n’avait encore jamais entendu. Ils tournèrent au coin de la rue et regardèrent dans la direction du Palais. L’incendie se reflétait, sur la chaussée, dans des millions d’éclats de vitres. Là-bas, devant le Palais, le feu brillait également à la surface d’un petit lac. Le gargouillis était produit par les ambulances et les voitures des pompiers traversant ce lac en deuxième vitesse. Sans se consulter, Michael et Louise hâtèrent le pas. Leurs souliers écrasaient du verre. Ils avaient l’impression de marcher dans une prairie gelée.
Devant le Palais, une petite automobile avait été projetée contre un mur, le long duquel elle gisait, aplatie. Il n’y avait, nulle part, aucune trace de ses passagers, à moins que le petit tas soigneusement réuni, de l’autre côté de la rue, par un vieillard armé d’un balai, représentât ce qui restait de leurs corps. Leur absence était d’autant plus insolite qu’un béret de femme bleu foncé, miraculeusement intact, gisait à proximité des ruines de la voiture.
En face du Palais, les maisons étaient toujours debout, bien que leurs façades se fussent écroulées en poussière. On distinguait, à la lueur de l’incendie, le tableau familier des pièces préparées pour la vie quotidienne, les tables mises, les lits ouverts, les pendules qui continuaient, insensibles, à marquer une heure révolue, dénudés sous l’œil de la nuit par le souffle aveugle de la bombe. « C’est ce qu’ils essaient de faire au théâtre, pensa Michael, ôter le quatrième mur pour que le public puisse, à l’intérieur, voir la vie. »
Aucun son n’émanait des maisons amputées, et Michael fut soudain convaincu qu’en dépit de l’amplitude du cataclysme la bombe n’avait fait que peu de victimes. Il y avait d’excellents abris, dans tout le voisinage, et les raids précédents avaient dû inciter les gens à la prudence.
Personne ne semblait faire aucun effort pour sauver les gens qui pouvaient se trouver encore dans les immeubles détruits. Les pompiers sondaient méthodiquement le lac produit par la canalisation éventrée. Les hommes de la défense passive exploraient paisiblement les ruines les plus accessibles. C’était tout.
Contre le mur du Palais, à l’endroit où, devant leurs guérites, les sentinelles avaient marché et salué les officiers, avec leurs gestes absurdes de soldats de bois, il n’y avait absolument plus rien. Michael savait que les sentinelles n’avaient pas le droit de quitter leurs postes, qu’elles avaient dû rester sur place, archaïques, rigides et pompeuses, qu’elles avaient accepté l’explosion, qu’elles étaient mortes sans broncher, tandis que les fenêtres se volatilisaient autour d’elles, et que, dans la tour, la vieille horloge s’arrachait à ses ressorts et pendait hors de sa niche comme un œil hors de son orbite. Tandis que lui, Michael, à cent mètres de là, buvait du whisky et écoutait en souriant le journaliste hongrois exposer le système qui sauverait le monde.
Et là-haut, au-dessus de leurs têtes, l’aviateur effrayé s’était ramassé sur son siège, aveuglé par les projecteurs, étourdi par la sarabande infernale que menaient en bas la Tamise, la Maison des Communes, Hyde Park Corner, Marble Arch et le reste de Londres, et les éruptions soudaines, orangées, qui jaillissaient un peu partout dans la ville. L’aviateur, effrayé, s’était ramassé sur son siège. Puis il avait baissé les yeux, follement, avant de presser le bouton ad hoc, et la bombe était descendue sur l’automobile et la femme au béret bleu foncé, sur les maisons séculaires et les deux sentinelles qui avaient l’honneur de garder le Palais où le prince de Galles avait coutume de vivre et d’accueillir, jadis, en temps de paix, ses invités notoires. Et, si l’aviateur avait pressé le bouton une demi-seconde plus tôt, une demi-seconde plus tard, si l’avion n’avait pas été déplacé, à ce moment précis, par l’explosion d’un obus de fort calibre, si les projecteurs n’avaient pas aveuglé le pilote, si, si, si… Alors, lui, Michael, serait
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