Le Bal Des Maudits - T 2
voulait revenir ici. Il m’a envoyé sa photographie. Je me demande comment il a pu trouver quelqu’un qui consente à le photographier. Il avait recouvré la vue, d’un seul œil, et il avait décidé de revenir vivre ici avec moi. Tu n’as aucune idée de ce qu’était son visage !
Elle frissonna.
– Il fallait qu’il soit fou pour m’envoyer une photo pareille. Il savait que je comprendrais, il savait que je serais assez forte… Voilà ce qu’il m’écrivait. Il avait toujours été difficile à supporter, mais il y a des limites à tout, même en temps de guerre. « L’horreur tient une place importante, dans la vie, disait-il, et nous devons tous être capables de la supporter… »
– Oui, dit Christian. Je me souviens.
– Oh ! il t’en avait parlé, aussi ? demanda Gretchen.
– Oui, dit Christian.
– En tout cas, enchaîna Gretchen avec pétulance, je lui ai écrit une lettre pleine de tact. J’y ai travaillé toute une soirée. Je lui suggérais que la vie ne lui serait pas facile, ici, qu’il serait mieux soigné dans un hôpital de l’armée, tout au moins jusqu’à ce qu’ils fassent quelque chose à son visage…, bien qu’à vrai dire il n’y eût rien à faire : ce n’était même plus un visage. De telles choses ne devraient pas être permises… Mais ma lettre était pleine de tact.
– Tu as cette photographie ? coupa Christian.
Gretchen lui jeta un regard étrange et resserra son peignoir autour d’elle.
– Oui, dit-elle. Je l’ai.
Elle se leva, se dirigea vers le bureau-secrétaire, à l’autre extrémité de la pièce.
– Je ne peux pas comprendre, commenta-t-elle, que qui que ce soit veuille voir une telle photographie !
Elle fouilla nerveusement deux tiroirs, sortit du second une petite photo qu’elle tendit à Christian.
– Voilà, dit-elle. Comme si l’on n’avait pas assez de raisons d’être effrayé de nos jours !…
Christian regarda la photographie. Un seul œil, impérieux et froid, brillait dans l’amas sans nom de chair torturée, au-dessus du col étroit de l’uniforme.
– Puis-je la garder ? demanda Christian.
– Vous devenez tous de plus en plus bizarres, gémit Gretchen. Il y a des moments où je me demande si l’on ne devrait pas tous vous enfermer.
– Puis-je la garder ? répéta Christian.
– Pourquoi pas ?
Gretchen haussa les épaules.
– Que veux-tu que j’en fasse ?
– Je lui étais très attaché, dit Christian. Je lui dois beaucoup. Il m’a enseigné plus que n’importe qui que j’aie jamais connu. C’était un géant, un véritable géant.
– Ne t’imagine surtout pas que je ne l’aie jamais aimé, dit vivement Gretchen. Je l’ai beaucoup aimé. Mais je préfère me le rappeler ainsi…
Elle désigna, sur la table, dans un cadre d’argent, la photographie de Hardenburg, élégant et rigide dans son uniforme de lieutenant.
– Elle a été prise au cours de notre premier mois de mariage, et je crois qu’il préférerait que je me souvienne de lui de cette façon…
Une clef tourna dans la serrure, Gretchen se leva nerveusement et noua plus étroitement autour d’elle la cordelière de son peignoir.
– J’ai bien peur qu’il ne faille que tu partes, dit-elle vivement. Je suis très occupée, et…
Une grande femme, fortement charpentée, pénétra dans la pièce. Elle portait un manteau noir. Ses cheveux gris étaient sévèrement rejetés en arrière, et ses yeux froids brillaient derrière des lunettes à monture d’acier. En entrant, elle jeta un coup d’œil vers Christian.
– Bonsoir, Gretchen, dit-elle. Tu n’es pas encore habillée ? Nous dînons en ville, ce soir, tu sais.
– J’ai eu une visite, dit Gretchen. Un sergent qui était dans la compagnie de mon mari.
– Ah… – La voix de la femme au manteau noir contenait une note croissante de curiosité impérieuse. Lourdement, elle fit face à Christian.
– Le sergent… le sergent… Gretchen hésita. Je suis désolée, mais j’ai oublié votre nom.
« Si seulement je pouvais la tuer », pensa Christian.
– Diestl, dit-il. Christian Diestl.
– Le sergent Diestl. Mademoiselle Giguet.
Christian s’inclina légèrement. Elle accusa réception de son salut d’un clignement d’yeux imperceptible.
– M lle Giguet vient de Paris, dit nerveusement Gretchen. Elle travaille pour nous, au ministère. Elle habitera avec moi jusqu’à ce qu’elle
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