Le Bal Des Maudits - T 2
l’avait d’abord trouvée mauvaise. « Assez, avait-il pensé, j’en ai assez. Fini, pour moi. » À Berlin, il s’était senti vieux et malade. Il avait passé sa permission à dormir seize ou dix-huit heures par jour, ne quittant même pas son lit pendant les raids de nuit, lorsque les bombes pleuvaient alentour. « L’Afrique, avait-il pensé, l’Italie, la jambe mal rafistolée, les attaques incessantes de la malaria, assez, assez pour moi ! Que me veulent-ils encore ? Que je repousse les Améri cains quand ils se mettront à envahir les plages ? C’est trop, avait-il pensé, ils n ’ont pas le droit de me demander encore ça. Il doit y en avoir des millions d’autres qui ont à peine été touchés. Pourquoi ne pas les utiliser ? »
Puis il avait fait la connaissance de Behr, et la force paisible du sergent l’avait lentement guéri, rendant un calme salutaire à ses nerfs éprouvés par la malaria, les barrages d’artillerie et le reste. Progressivement, au cours du dernier mois, il avait repris quelques kilos et retrouvé un teint d’homme sain et fort. Il y avait deux ou trois semaines qu’il ne souffrait plus d’aucune migraine, et sa jambe elle-même paraissait s’habituer à ses tendons tordus.
Et, maintenant, Behr marchait près de lui, sur le sable frais de la plage, et prononçait ces paroles décourageantes :
– Pas d’avenir, pas d’avenir ! Ils nous disent que les Américains ne débarqueront jamais en Europe. C’est ridicule ! Ils sifflent pour se remonter le moral, au milieu des cimetières. Et ce ne seront pas leurs tombes qui les rempliront, mais les nôtres. Les Américains débarqueront, parce qu’ils ont décidé de débarquer. Je me moque de mourir, disait Behr, mais je ne me moque pas de mourir inutilement. Ils débarqueront, malgré tout ce que vous ou moi pourrons faire, et ils iront jusqu’en Allemagne, où ils opéreront la jonction avec les Russes, et c’en sera fini, une fois pour toutes, de l’Allemagne.
Ils marchèrent un instant en silence. Christian sentait le sable s’introduire entre ses orteils et se souvenait du temps où, petit garçon, il courait pieds nus, l’été, sur les routes. Et avec la douceur de ce souvenir, et la jolie plage, et la fuite lente et majestueuse de ce bel après-midi, il lui était difficile d’être aussi sobre et réfléchi que Behr lui demandait de l’être.
– J’écoute parfois la radio de Berlin, disait Behr. Ils font les fanfarons, ils invitent les Américains à tenter de débarquer, ils parlent d’armes secrètes, ils prédisent que la guerre entre les Russes et les Anglo-américains est imminente ; et j’ai envie, chaque fois, de pleurer en me cognant la tête sur les murs. Et sais-tu pourquoi j’ai envie de pleurer ? Non parce qu’ils nous mentent, mais parce que leurs mensonges sont si faibles, si éhontés, si dédaigneux. C’est cela, voilà le mot qui convient : si dédaigneux. Ils racontent tout ce qui leur passe par la tête, des micros de Berlin, parce qu’ils nous méprisent, parce qu’ils méprisent tous les Allemands. Ils savent que nous sommes stupides et que nous croirons n’importe quoi, et ils savent que nous sommes toujours prêts à mourir pour n ’importe quelle baliverne mijotée par eux, à temps perdu, entre le déjeuner et le premier verre de l’après-midi.
» Écoute, dit Behr, mon père s’est battu quatre ans, pendant la dernière guerre. En Pologne, en Russie, en Italie et en France. Il a été blessé trois fois et est mort en 1926, à la suite des gaz qu’il avait respirés en 1918 dans les forêts de l’Argonne. Bon Dieu ! mais nous sommes tellement stupides qu’ils nous font éternellement recommencer les mêmes batailles, comme un spectacle permanent, au cinéma. Mêmes chansons, mêmes uniformes, mêmes ennemis, mêmes défaites. Il n’y a que les tombes, qui soient nouvelles. Et la fin, aussi, qui, cette fois, sera différente. Les Allemands n’apprendront jamais rien, mais les autres auront compris. Et ce sera différent, cette fois, et bien pire que l’autre fois. La dernière fois, c’était une belle guerre toute simple, style Europe. Tout le monde pouvait la comprendre, tout le monde pouvait lui pardonner, parce que, depuis mille ans, c’était toujours la même. C’était une guerre qui ne sortait pas d’une même culture ; un groupe de Chrétiens civilisés contre un autre groupe de Chrétiens civilisés, à l’intérieur de
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