Le Bal Des Maudits - T 2

règles bien établies. À la fin de la dernière guerre, mon père est rentré à Berlin avec son régiment, et les filles leur ont jeté des fleurs tout le long de la route. Il a ôté son uniforme, il est retourné à son cabinet d’homme de loi, et s’est remis à juger des affaires civiles comme si rien ne s’était passé. Mais, cette fois, personne ne nous jettera des fleurs, même si quelques-uns d’entre nous rentrent jamais à Berlin.
    »  Cette fois, continua Behr, ce n’est pas une guerre simple et compréhensible, à l’intérieur d’une même culture. C’est un véri table assaut du monde animal contre la maison de l’être humain. Je ne sais pas ce que tu as vu en Afrique et en Italie, mais je sais ce que j’ai vu en Russie et en Pologne. Nous avons construit un cimetière de quinze cents kilomètres de long sur quinze cents kilomètres de large. Hommes, femmes, enfants, Polonais, Russes, Juifs, tout le monde y a passé. Ce n’était comparable à aucune autre action humaine. On pourrait, tout au plus, comparer cela à un renard dans un poulailler. C’était comme si on avait senti que si on laissait dans l’Est quoi que ce soit de vivant, cela reviendrait un jour pour témoigner contre nous et nous condamner. Et maintenant, dit Behr d’un ton égal, maintenant, après tout cela, nous avons commis l’erreur finale. Nous sommes en train de perdre la guerre. L’animal est lentement acculé dans un coin, l’être humain se prépare à lui infliger le châtiment ultime. Et que crois-tu, à présent, qu’il va nous arriver ? Parfois, le soir, je remercie Dieu d’avoir laissé tuer ma femme et mes deux enfants, parce qu’ainsi ils n’auront pas à vivre en Allemagne après la fin de cette guerre. Parfois, conclut Behr en désignant l’eau mouvante, je regarde la mer, et je me dis : « Saute donc, mais saute dedans et essaie de nager. Nage jusqu’en Angleterre, nage jusqu’en Amérique. Fais cinq mille kilomètres à la nage. C’est une aventure désespérée que celle qui t’attend dans l’Allemagne d’après guerre. »
    Ils avaient atteint leurs bottes et se tenaient debout près d’elles, comme si, avec leurs gros clous et leur lourd cuir noir, elles étaient le symbole même de leur future agonie.
    –  Mais je ne peux pas nager jusqu’en Amérique, dit Behr. Je ne peux pas nager jusqu’en Angleterre. Il faut que je reste ici. Je suis Allemand, et ce qui arrivera à l’Allemagne m’arrivera à moi aussi, et c’est pourquoi je te parle comme ça aujourd’hui. Tu sais remarqua-t-il, si tu répètes mes paroles à qui que ce soit, c’est le peloton d’exécution qui m’attend…
    –  Je ne répéterai pas un seul mot, dit Christian.
    –  Il y a un mois que je t’observe, dit Behr. Si je me suis trompé sur ton compte, si tu n’es pas l’homme que je crois avoir de viné, c’en est fait de mon existence. J’aurais aimé pouvoir t’étudier plus longuement, mais il ne nous reste pas tellement de temps…
    –  Ne t’inquiète pas à mon sujet, dit Christian.
    –  Il ne nous reste qu’un espoir, reprit Behr. Il ne reste à l’Allemagne qu’un seul espoir. Nous devons montrer au monde qu’il y a encore des êtres humains en Allemagne et pas seulement des animaux. Nous devons montrer au monde que les êtres humains d’Allemagne peuvent encore vaincre les animaux.
    Behr leva les yeux et regarda Christian, et Christian comprit que Behr commençait à l’étudier, mais il ne dit rien. Il ne savait plus très bien ce qu’il pensait lui-même et il en voulait à Behr de parler ainsi, mais il savait qu’il devait l’écouter.
    –  Personne, dit Behr, ni les Anglais, ni les Russes, ni les Américains, personne ne fera la paix avec l’Allemagne tant que Hitler et ses complices seront au pouvoir, parce que les êtres humains ne signeront jamais d’armistices avec les tigres. Et si nous voulons sauver ce qui, en Allemagne, mérite encore d’être sauvé, nous devons signer un armistice immédiatement. Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Behr, sur un ton de conférencier. Cela signifie que les Allemands eux-mêmes doivent chasser les tigres, que les Allemands eux-mêmes doivent encourir le risque et verser leur sang pour le faire. Nous ne pouvons attendre que nos ennemis nous écrasent et nous donnent ensuite un gouvernement, parce qu’alors il ne restera plus rien à gouverner. Cela signifie que vous et moi devons nous préparer à tuer des