Le Bal Des Maudits - T 2
lumière aveuglante. La cave avait également servi de prison, et d’autres condamnés avaient écrit sur les murs suintants, à la craie ou au charbon, leurs derniers messages au monde des vivants.
« Il n’y a pas de Dieu, lut Christian, par-dessus les têtes des six soldats qui composaient le peloton d’exécution. Merde, merde, merde », et, dans un coin : « Je m’appelle Jacques, mon père s’appelait Raoul, ma mère s’appelait Clarisse, ma sœur s’appelait Simone, mon oncle s’appelait Etienne, mon fils s’appelait… » L’homme n’avait jamais terminé cette folle énumération des membres de sa famille.
Encadrés chacun de deux soldats, les deux condamnés pénétrèrent à leur tour dans la cave. Ils marchaient comme s’ils n’avaient pas marché depuis longtemps. Lorsqu’il aperçut les poteaux, le plus petit poussa un gémissement, mais l’autre, le borgne, essaya de se rappeler comment on devait faire pour composer avec les muscles de son visage une expression de raillerie méprisante. Il y parvint presque, observa Christian, au moment précis où les soldats l’attachèrent à l’un des poteaux.
Le sergent qui commandait le peloton donna l’ordre de coucher en joue. Sa voix résonnait, insolite, trop officielle et évocatrice de défilés, dans la cave sordide et froide.
– Jamais, hurla l’homme à l’œil bandé, vous arriverez jamais à…
La salve l’interrompit. Les balles sectionnèrent la corde qui retenait le petit homme, et il tomba en avant. Le sergent courut vers les deux condamnés, leur donna le coup de grâce, au plus petit d’abord, puis à l’autre. L’odeur de la poudre absorba un instant l’odeur de moisissure et d’humidité de la cave.
Le lieutenant fit signe à Christian de le suivre. Tous deux sortirent dans le jour brumeux. Christian marchait comme dans un rêve, les tympans encore vibrants du fracas des salves.
Le lieutenant sourit.
– Ça vous a plu ? demanda-t-il.
– Ça ne m’a rien fait, dit Christian.
– Très bien, dit le lieutenant. Vous avez déjeuné ?
– Non.
– Venez avec moi. Mon déjeuner m’attend. Ce n’est qu’à cinq maisons d’ici.
Ils marchèrent côte à côte. Le brouillard humide de la mer étouffait le bruit de leurs pas.
– Le premier, dit le lieutenant, le borgne, vous savez ? Il n’aimait pas du tout l’armée allemande, n’est-ce pas ?
– Non, mon lieutenant, dit Christian.
– Nous sommes bien débarrassés de lui.
– Oui, mon lieutenant.
Le lieutenant s’arrêta et, souriant un peu, fit face à Christian.
– Ce n’étaient pas du tout ces hommes-là, n’est-ce pas ? dit-il.
Christian hésita :
– Franchement, mon lieutenant, je n’en suis plus tellement certain, dit-il.
Le sourire du lieutenant s’élargit.
– Vous êtes un garçon intelligent, commenta-t-il d’un ton léger. L’effet reste le même. L’essentiel est de prouver que nous ne plaisantons pas.
Il tapota l’épaule de Christian.
– Allez jusqu’à la cuisine et dites à Renée qu’elle prépare pour vous le même petit déjeuner que pour moi. Vous connaissez assez bien le français pour vous débrouiller tout seul, n’est-ce pas ?
– Oui, mon lieutenant, dit Christian.
– Très bien.
Le lieutenant frappa une dernière fois sur l’épaule de Christian et entra dans la maison grise aux fenêtres ornées de pots de géranium. Christian contourna la maison et entra par la porte de derrière. Il prit un excellent petit déjeuner, avec des œufs, des saucisses et de la vraie crème fraîche.
26
VERS l’est, la fumée des planeurs incendiés souillait l’aube grise. Partout, alentour, retentissaient des détonations, et les avions arrivaient toujours et les planeurs, et tout le monde leur tirait dessus avec toutes les armes disponibles, canons de D. C. A., mitrailleuses, fusils, et Christian se souvenait, même, d’avoir vu le capitaine Penschwitz, debout sur une palissade, tirer au pistolet sur un planeur qui avait pris feu dans un peuplier, juste devant la compagnie, et des flancs incendiés duquel sautaient en hurlant les hommes affolés.
Tout le monde tirait sur tout le monde. Il n’y avait plus moyen de s’y reconnaître. Il y avait des heures que cela durait, et Penschwitz avait perdu son sang-froid, et ils avaient fait trois kilomètres, au pas de course, sur une route qui conduisait à la côte. Ils étaient tombés dans une
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