Le Bal Des Maudits - T 2
mort, et cet homme était encore vivant, triomphant et ricaneur.
– Oui, dit Christian. C’est lui.
– Quoi ? dit stupidement l’homme. Quoi ? Il est cinglé.
Le bras du lieutenant se détendit avec une rapidité que sa silhouette grasse, molle apparemment, ne paraissait pas posséder, et le dos de sa main s’abattit sur la bouche de l’homme.
– Mon cher ami, dit-il, vous parlerez seulement quand on vous interrogera.
Il se leva et regarda dans les yeux le Français qui, plus perplexe que jamais, suçait ses lèvres fendues.
– Donc, dit le lieutenant, en français, voilà un point d’acquis. Hier après-midi, vous avez coupé la gorge d’un soldat allemand, sur une plage, à six kilomètres au nord de ce village.
– S’il vous plaît ? dit le Français, étourdi.
– Maintenant, il ne nous reste plus qu’à apprendre une chose.
Le lieutenant marqua une pause.
– Comment s’appelle l’homme qui était avec vous ?
– S’il vous plaît ? répéta l’homme. Je peux prouver que j’ai pas quitté le village de l’après-midi.
– Je n’en doute pas, approuva aimablement le lieutenant. Avec cent signatures à l’appui. Mais ça ne nous intéresse pas.
– S’il vous plaît ?… bégaya le Français.
– Une seule chose nous intéresse, dit le lieutenant : le nom de l’homme qui était avec vous quand vous avez quitté votre bicyclette pour assassiner un soldat allemand incapable de se défendre.
– Je n’ai pas de bicyclette, dit le Français.
Le lieutenant fit un signe au S. S., et, sans brutalité inutile, le soldat attacha le Français sur l’une des chaises pelées.
– Nous sommes très directs, dit le lieutenant. J’ai promis au sergent qu’il rejoindrait sa compagnie à temps pour dîner, et je tiens toujours mes promesses. Je vous promets simplement, à vous, que, si vous ne me dites rien, vous le regretterez plus tard. Et maintenant…
– Je n’ai même pas de bicyclette, marmotta le Français.
Le lieutenant alla ouvrir un tiroir du bureau où était assis l’employé. Il y prit une pince et, lentement, l’ouvrant et la refermant comme un coiffeur ses ciseaux, il alla se planter derrière la chaise occupée par le Français. Là, il se pencha, d’un air affairé, et prit dans l’une des siennes la main droite du Français. Puis, sans paraître y attacher d’importance, le visage compétent et professionnel, d’un seul coup sec, il arracha l’ongle du pouce de l’homme.
Le cri n’avait aucun rapport avec rien de ce que Christian avait entendu jusqu’alors.
– Comme je vous le disais, reprit le lieutenant, sans changer de place, je suis très direct. La guerre est longue, ses nécessités multiples, et je n’ai pas l’intention de perdre mon temps.
– Je vous en prie… gémit le Français.
Une seconde fois, le lieutenant se pencha. Une seconde fois, le cri retentit. Le visage du lieutenant était paisible et presque ennuyé, comme s’il travaillait de nouveau sur sa machine, à l’usine de maroquinerie de Regensburg.
Le Français s’affaissa dans les cordes qui le retenaient à la chaise, mais ne perdit pas connaissance.
– Ceci n’est que la procédure habituelle, mon cher ami, dit le lieutenant en contournant l’homme et s’arrêtant en face de lui. Juste pour vous prouver que nous parlons sérieusement… Comment s’appelle votre ami ?
– Je ne sais pas. Je ne sais pas, gémit le Français.
La sueur coulait sur son visage, et ses traits n’exprimaient plus rien, que le reflet de ses souffrances.
Christian ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu faible, un peu chancelant. Les cris semblaient insupportables, dans la petite salle sordide, avec la caricature porcine de Winston Churchill, suspendue au mur, le derrière orné de fléchettes empennées.
– Je vais faire une chose que vous n’allez pas croire, dit le lieutenant.
Il parlait un peu plus fort que d’habitude, comme si les affres d’un Français avaient bâti entre eux un mur invisible.
– Je vous ai dit que j’étais très direct, et je vais vous le prouver. Je n’ai pas de temps à perdre en vains interrogatoires. Je passe rapidement d’une étape à l’autre. Vous n’allez certaine ment pas le croire, mais, si vous ne me nommez pas immédiatement l’homme qui était avec vous, je vais vous arracher l’œil droit. Maintenant, mon cher ami, dans une minute, dans cette salle, avec mes propres
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