Le Bal Des Maudits - T 2
ceux de la Général Motors ou de l’I. G. Farben de Frankfurt, avec des dactylos et des secrétaires des deux sexes, qui flirtent dans les couloirs, ils regardent les cartes et lisent les rapports et prient que les plans I, II et III obtiennent les résultats escomptés par les gens de Grosvenor Square ou de la Wilhelmstrasse, sans modifications que des détails imprévisibles laissés à l’initiative des hommes présents sur le champ de bataille.
Les hommes présents sur le champ de bataille voient la chose d’un point de vue diamétralement opposé. On ne leur a pas demandé leur avis sur la meilleure manière d’isoler le théâtre des opérations. On ne les a pas consultés sur la longueur et l’intensité du bombardement préliminaire. Les gens de la météo ne leur ont pas expliqué le fonctionnement des marées en juin, ni l’incidence probable des tempêtes. Ils n ’ont pas assisté aux conférences au cours desquelles fut discuté le nombre de divisions qu’il serait profitable de sacrifier pour atteindre une ligne déterminée à une heure déterminée. Il n’y a pas de classeurs à bord des péniches de débarquement ni de dactylos à peloter, ni de cartes sur lesquelles, multipliées par deux millions, les actions individuelles deviennent des symboles clairs, intelligents, utilisables par les historiens et le ministère de la Propagande.
Ils voient des casques, des hommes qui vomissent, de l’eau verte, des geysers qui signalent les points de chute des obus ennemis, de la fumée, des avions abattus, du plasma répandu, des obstacles immergés, des armes, des visages blêmes et hagards, une foule d’hommes qui courent, et tombent, et nagent, et se noient, et rien de tout cela ne semble présenter aucun rapport avec ce qu’on leur a enseigné depuis qu’ils ont quitté leurs emplois et leurs femmes pour endosser l’uniforme de leur pays.
Pour le général, assis devant ses cartes, à cent kilomètres de là, l’esprit plein d’échos de César, et de Clausewitz, et de Napoléon, la bataille se déroule, ou presque, selon le plan prévu. Mais, pour l’homme présent sur le champ de bataille, tout, ou presque, marche de travers.
– Oh ! mon Dieu, sanglote l’homme présent sur le champ de bataille, lorsque, deux heures après l’heure H, les obus frappent sa péniche de débarquement, à plus d’un mille du rivage et que les blessés commencent à crier sur le pont glissant, oh ! mon Dieu, on va tous y passer !
Pour les généraux assis devant leurs cartes, à cent kilomètres de là, les rapports sur les pertes subies sont toujours encourageants. Pour l’homme présent sur le champ de bataille, les pertes subies ne sont jamais encourageantes. Lorsqu’il est touché ou lorsque son voisin est touché, lorsque le navire voisin explose ou lorsque, sur le pont, l’enseigne qui s’y promenait tout à l’heure appelle sa mère d’une voix aiguë de petite fille, parce qu’il ne lui reste plus rien au-dessous de la ceinture, l’homme présent sur le champ de bataille a l’impression d’être la victime d’un terrible accident, et il lui est impossible de croire qu’à une centaine de kilomètres de là se trouve un homme qui a prévu cet accident, qui l’a encouragé, qui l’a provoqué, et qui, l’accident consommé – bien qu’il ne puisse ignorer l’existence des obus, de la péniche de débarquement disloquée, du pont glissant et de l’enseigne tronçonné, – pourra dire dans son rapport que tout se déroule selon le plan prévu.
– Oh ! mon Dieu, sanglote l’homme présent sur le champ de bataille, en regardant les tanks-amphibie sombrer sous les vagues, laissant à la surface un unique survivant, ou peut-être, selon les cas, pas de survivant du tout. Oh ! mon Dieu ! sanglote-t-il en regardant la jambe détachée qui gît près de lui sur le pont et en réalisant, soudain, que lui-même n’en a plus qu’une. Oh ! mon Dieu ! sanglote-t-il lorsque les rampes de débarquement tombent comme des pont-levis sur la plage et que douze hommes se couchent devant lui, dans soixante centimètres d’eau froide, les entrailles truffées de balles de mitrailleuse. Oh ! mon Dieu, sanglote-t-il en cherchant vainement sur la plage les trous que, pour lui permettre de s’abriter, devait y creuser l’aviation, et en demeurant allongé sur le sable nivelé, tandis que les obus de mortiers éclatent partout alentour. Oh ! mon Dieu, sanglote-t-il en voyant
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