Le Bal Des Maudits - T 2
débarquement, rouge, furieux, perplexe, comme un joueur de base-ball injustement disqualifié par un arbitre myope ; le visage de Donnelly, son front bandé, ses traits habituellement brutaux et rudes adoucis et sereins dans leur existence figée, comme le visage d’une nonne de Hollywood. Noah se rappelait ces choses, et d’avoir regardé, douze fois par heure, si les charges qu’il portait étaient toujours sèches, et si son fusil était bien au cran de sûreté, et de l’avoir oublié deux minutes plus tard, et d’avoir regardé encore, et de l’avoir encore oublié-
La peur venait en vagues successives, durant lesquelles il ne pouvait que rester immobile contre le bastingage, dents serrées, esprit vacant, puis il y avait des périodes durant lesquelles il se sentait au-dessus de tout cela, comme si rien de tout cela lui était arrivé, comme si rien de tout cela ne pourrait jamais lui arriver, et que – puisque rien de tout cela ne pourrait jamais lui arriver – il ne pourrait jamais être tué ni blessé et n’avait, par conséquent, rien à craindre. Une fois, il ouvrit son portefeuille et regarda longuement la photo de sa femme souriante, avec un gros bébé qui bâillait dans ses bras.
Pendant ces périodes de non-frayeur, son esprit errait de-ci de-là, sans participation consciente de sa part, comme si, vaguement ennuyé par les événements de la journée, il se fût amusé à évoquer des souvenirs, tel un écolier rêvant à son bureau, par un beau jour de juin, tandis que le soleil brille au-dehors et que les insectes somnolents bourdonnent languissamment sous les tables… Le discours du capitaine Colclough, au camp des environs de Southampton, une semaine auparavant (n’y avait-il vraiment qu’une semaine, dans les bois odorants du joli mois de mai, avec les trois bons repas assurés chaque jour, et le tonneau de bière au mess, et les canons couverts de fleurs et le cinéma biquotidien – M me Curie, Greer Garson étudiant le radium avec beaucoup de chic, dans des robes de grands couturiers, les jambes nues de Betty Grable – Dieu seul savait quel effet elles pouvaient produire sur le moral de l’infanterie –, s’agitant sur l’écran qui oscillait à chaque saute de vent, dans la tente insuffisamment assombrie, n’y avait-il vraiment qu’une semaine ?…) « C’est le dénouement, les gars… » (Colclough utilisait cette expression vingt fois dans chacun de ses discours.) « Vous êtes aussi bien entraînés que n’importe quelle armée au monde. Quand vous serez débarqués sur les plages, vous serez mieux équipés, mieux armés, mieux préparés que les salauds répugnants que vous allez être appelés à combattre. Tous les avantages seront de votre côté. Il faudra aussi que votre cran soit supérieur au leur. Il faudra tuer du Boche, les gars. À partir de maintenant, vous ne devez penser à rien d’autre qu’à tuer ces salauds. Certains d’entre vous y laisseront des plumes, les gars, certains d’entre vous y laisseront leurs peaux… Je n’ai pas l’intention de vous l’envelopper dans du papier de soie, les gars, beaucoup d’entre vous y laisseront leurs peaux… » Il parlait lentement, avec une visible satisfaction. « C’est pour ça que vous êtes dans l’armée, les gars, c’est pour ça que vous êtes ici, c’est pour ça que vous allez être débarqués sur les plages. Si vous ne l’avez pas encore compris, grouillez-vous de le comprendre. Je n’ai pas l’intention de vous envelopper ça dans des discours patriotiques. Certains d’entre vous vont être tués, mais, tous, vous tuerez beaucoup d’Allemands. Si certains… » Son regard trouva Noah et s’attarda froidement sur lui. « Si certains s’imaginent qu’ils pourront rester en arrière ou se planquer d’une façon ou d’une autre pour sauver leurs peaux, qu’ils se rappellent que je serai là et que je veillerai personnellement à ce que tout le monde fasse sa part du boulot. Cette compagnie sera la meilleure compagnie de toute la division, les gars. Quand cette bataille sera finie, je veux être nommé major. Et c’est vous qui allez me gagner ma promotion, les gars. J’ai travaillé pour vous, et, maintenant, c’est vous qui allez travailler pour moi. Tous les gros culs du Spécial Service et du Moral des Armées de Washington n’aimeraient sûrement pas ce discours. Je les emmerde. Je n’ai rien dit quand ils vous ont bourrés de pamphlets et de nobles
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